samedi 1 novembre 2008

Finance, puissances... le monde bascule - Martine Bulard

Le Monde diplomatique - Novembre 2008, p. 18 19

L'anecdote a couru de banques en institutions financières, avant d'arriver dans les salles de presse du monde entier : c'est sur un coup de téléphone du président chinois Hu Jintao à son homologue américain George W. Bush que Fanny Mae et Freddie Mac, les deux spécialistes du crédit hypothécaire, ont été sauvés de la faillite, en septembre 2008 : les autorités chinoises avaient menacé, dans le cas contraire, de ne plus acheter de bons du Trésor américain. Les Etats-Unis se seraient inclinés. Du côté de Washington, on dément. Du côté de Pékin, on se contente de sourire... et de renvoyer aux faits : Fanny Mae et Freddie Mac ont évité la débâcle, et les prêts chinois - 595,9 milliards de dollars - ont été garantis. Apocryphe ou pas, l'histoire n'en est pas moins symbolique des changements en cours dans la géopolitique des capitaux.

Les Etats-Unis ne sont plus en mesure de décider seuls des affaires financières du monde. Ils sont sur la sellette. En pleine Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies (ONU), la soixante-troisième du nom, le 24 septembre, M. Bush a dû écouter, en direct, les reproches de plusieurs chefs d'Etat faisant remarquer qu'il fut un temps où son administration " faisait la leçon aux autres nations sur les avantages des marchés sans entrave ", alors qu'aujourd'hui " elle renie sa propre médecine en proposant un renflouement des institutions financières (1) ".

Quelques jours plus tard, lors du " Davos chinois ", qui rassemble le gotha de la finance mondiale à Tianjin, en Chine, ce fut au tour des économistes et dirigeants locaux de rappeler qu'ils avaient eu raison de ne pas céder aux pressions pour une totale libéralisation de leur système financier. " Quand nous avons vu les régulateurs américains abaisser le niveau d'apport personnel à zéro, puis inventer des prêts hypothécaires inversés, nous nous sommes dit : "C'est ridicule" (2) ", a indiqué M. Liu Mingkang, président de la Commission de régulation bancaire. Ces dernières années, M. Liu s'est employé à remettre de l'ordre (un peu) dans ce secteur fort mal en point, en prenant soin de garder la main de l'Etat sur les marchés, sans illusion sur celle - invisible - des... marchés. Et M. Liu d'ajouter : " Finalement nous avons compris que beaucoup de choses que nous avions apprises de nos professeurs étaient fausses. " L'ironie n'échappa pas aux banquiers présents, qui plaidèrent coupables - une première sur la planète finance. " Nous avons fait d'énormes bourdes en matière de politique monétaire ", a expliqué M. Stephen Roach, président de Morgan Stanley en Asie, pointant du doigt la politique de la Banque centrale américaine, la Fed, qui a poussé le pays dans une " orgie de consommation ".

Par parenthèse, l'" orgie " en question concerne une infime minorité de la population. Si les 1 % des Américains les plus riches se partagent un cinquième des revenus du pays - un record historique -, le salaire médian a quasiment stagné entre 2000 et 2007 (+ 0,1 % par an)... C'est moins la consommation qui a grimpé trop haut que les salaires qui sont descendus trop bas, contraignant à emprunter pour se loger, éduquer les enfants ou se soigner (les tarifs des assurances-santé, par exemple, ont flambé). De plus, les grosses fortunes et les grands groupes ont choisi d'investir ailleurs au détriment du potentiel industriel, obligeant à importer plus et à exporter moins - d'où les déficits.

En fait, l'Amérique du haut s'enrichit et pousse celle du bas vers les institutions de crédit afin d'éviter de payer des salaires décents. Et c'est le Sud qui solde les comptes.

Ainsi, au lieu d'aller des pays du Nord vers les pays du Sud - ce qui fut le cas jusqu'au milieu des années 1980 -, les capitaux suivent désormais le chemin inverse. Ce sont principalement les pays émergents qui comblent les déficits américains, en achetant des bons du Trésor, ces emprunts émis par Washington et contractés à 80 ou 90 % par l'étranger (voir la carte).

Bien sûr, le Japon, très développé, demeure le plus fidèle acheteur de ces titres (1 197 milliards de dollars) (3). Mais Pékin se situe en deuxième position (922 milliards de dollars). La Chine n'est plus seulement l'" atelier du monde ", elle est devenue le banquier des Etats-Unis. Et, si l'on inclut les autres grands détenteurs de la région (Hongkong, Corée du Sud, Singapour), l'Asie absorbe plus de la moitié de la dette publique américaine accumulée à l'étranger. S'y ajoutent les pays exportateurs de pétrole, gros pourvoyeurs de fonds (deux fois moins que les Chinois, toutefois), ainsi que des nations émergentes comme le Mexique ou le Brésil... La Russie, si décriée par le président Bush, figure parmi les vingt premiers prêteurs mondiaux. Comme quoi l'on peut échanger des déclarations vengeresses et ouvrir grand son tiroir-caisse.

D'abord, la défense de ses propres intérêts

Il n'en reste pas moins que, selon le dicton, " qui paie le bal mène la danse ", ou espère bien la mener un jour. On imagine l'émoi de Wall Street si, par hypothèse, la Chine réduisait ses financements ou envisageait de faire la grève des achats de bons du Trésor. Tel n'est pas l'état d'esprit des autorités de Pékin. " Nous devons nous unir ", a même expliqué le premier ministre chinois Wen Jiabao dans un entretien au magazine américain Newsweek : " En ces temps si difficiles, a-t-il précisé, la Chine a rejoint les Etats-Unis. Et nous pensons qu'un tel coup de main devra aider à stabiliser l'économie et la finance mondiales, et empêcher un chaos majeur. Je crois que la coopération est indispensable (4). " On peut, comme certains commentateurs, y voir la preuve d'une alliance idéologique entre tenants du capitalisme. Plus prosaïquement, Pékin essaie de défendre ses intérêts. " Si cela allait mal du côté du secteur financier américain, assure le premier ministre, nous serions inquiets pour la sécurité des capitaux chinois. " Cela vaut pour l'extérieur - la chute boursière n'a pas épargné les avoirs chinois à l'étranger - comme pour l'intérieur du pays.

En effet, les achats de bons du Trésor, qui ont permis de financer le déficit américain, et de prêter aux Etats-Unis pour qu'ils achètent les productions chinoises à bas prix, ne sont que la partie visible de l'iceberg. Pékin possède la plus grande réserve mondiale de dollars (près de 2 000 milliards) (5). Cela représente plus des deux tiers d'une année de production chinoise. Si le tsunami emportait le système financier américain, entraînant le billet vert dans la tourmente, le pactole chinois se dégonflerait comme une baudruche. C'est également ce qui empêche Pékin d'arrêter la machine, d'ignorer les prochains bons du Trésor ou de diminuer spectaculairement ses réserves de change en dollars. Toute chute du billet vert entraînerait une montée du yuan et, surtout, conduirait à une dévalorisation de ses réserves, un peu comme si, ces dernières décennies, la Chine avait été payée en monnaie de singe. Voilà qui peut calmer bien des ardeurs.

En fait, les Etats-Unis ne peuvent pas plus se passer des financements de la Chine que Pékin ne peut se désintéresser du sort du géant américain. L'imbrication vaut également pour Tokyo, qui possède les deuxièmes réserves en dollars du monde, et même pour la Russie, qui arrive au troisième rang. Telle est la rançon du rôle spécifique du dollar dans les échanges mondiaux, hérité de la seconde guerre mondiale.

A l'époque, les Etats-Unis sont les seuls à sortir plus riches du conflit. La Grande-Bretagne, endettée, est affaiblie ; la France, à bout de souffle ; l'Union soviétique, exsangue. Les accords de Bretton Woods - du nom de la ville du New Hampshire où sont définies les nouvelles règles financières en juillet 1944 - consacrent cette puissance. Ils affirment le rôle pivot du dollar (en lieu et place de la livre britannique) et créent les deux institutions qui deviendront les bras armés de Washington : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD, future Banque mondiale) et le Fonds monétaire international (FMI). Le plan Marshall pour l'Europe est financé en dollars, pour affermir le poids du billet vert et assurer des débouchés aux productions américaines.

Un des célèbres négociateurs d'alors, John Maynard Keynes, essaie bien de s'opposer à cette mainmise en proposant un système monétaire fondé sur une unité de compte, une monnaie réellement internationale, le bancor (6). Le rapport des forces ne le permet pas. Le dollar s'impose et, avec lui, l'hégémonie des Etats-Unis sur le monde occidental. Les dirigeants américains peuvent faire ce qu'ils veulent, ce sont les autres qui paient. Quand la situation devient trop difficile, ils changent unilatéralement les règles du jeu. Selon l'expression fort célèbre du secrétaire américain au Trésor John Connally : " Le dollar est notre monnaie, mais il est votre problème. "

Ainsi, le 15 août 1971, le président Richard Nixon décrète que la monnaie américaine ne sera plus convertible en or. Il n'y aura plus que du papier, fluctuant au gré des marchés et des politiques américaines. Le " privilège exorbitant du dollar ", dénoncé dès le milieu des années 1960 par le général de Gaulle, se renforce. Les gouvernements s'inclinent, les transactions commerciales se font principalement en billet vert, les banques centrales les engrangent (aux côtés des marks, des yens, puis des euros...). Aujourd'hui encore, ce système-dollar domine la scène mondiale. Non seulement les Etats-Unis sont en mesure d'accumuler les dettes et de les faire acquitter par leurs " partenaires ", mais ils peuvent à la fois attirer les capitaux sur leur territoire (pour l'industrie, la recherche ou afin de renflouer des sociétés...) et en exporter pour faciliter les implantations des multinationales à l'étranger. Si l'on considère l'ensemble des investissements directs étrangers (IDE) réalisés dans le monde en 2007, les Etats-Unis en demeurent les premiers bénéficiaires ; ils sont également les premiers investisseurs à l'étranger (7). Ils jouissent ainsi d'un pouvoir exceptionnel de sélection géopolitique des capitaux.

Même s'il est toujours en vigueur, le système tremble sur ses bases. Les Etats qui ont accumulé des réserves ne se contentent plus de placer l'argent dans des banques comme l'avaient fait les pays exportateurs de pétrole dans les années 1970 ; ils ont créé ce que l'on nomme des " fonds souverains " (4 000 milliards de dollars au moins) qui servent à investir dans des projets de développement, plus ou moins pharaoniques comme dans les pays du Golfe, ou à racheter des sociétés étrangères (8). Une arme d'intervention que nombre de pays occidentaux craignent.

Ni l'euro ni le yuan ne peuvent prendre le relais du dollar

De plus, le poids du dollar dans les réserves de change mondiales a baissé de près de dix points en moins de dix ans : il représente 62,4 % des devises détenues par les banques centrales à la fin du premier semestre 2008, contre 71,2 % fin 2000. Durant la même période, la part de l'euro est passée de 18,3 % à 27 % (9). Symbole de la puissance japonaise des années 1970-1990 - laquelle poussait certains à pronostiquer (déjà) le " déclin américain " -, le yen a lui aussi décliné de 6,1 % à 3,4 %. Cependant, ni l'euro ni bien sûr le yuan ne sont en mesure, pour l'heure, de prendre le relais du dollar. Seule la combinaison d'une puissance économique affirmée et d'une vision politique originale et attrayante peuvent faire basculer le système, ou, tout au moins, permettre de traiter d'égal à égal.

L'Union européenne, qui s'est engouffrée dans les délices de la déréglementation à l'américaine, ne peut espérer relever ce défi. Désormais, les experts les mieux intentionnés tablent sur une croissance moyenne proche de zéro l'an prochain, c'est-à-dire une croissance exponentielle du chômage et des faillites d'entreprises. Sur le plan politique, l'Union demeure inexistante, et, contrairement à la fable médiatique, elle est restée " hors du coup " dans la crise. Certains de ses principes, présentés comme intangibles, sont même passés cul par-dessus bord - ce dont personne ne se plaindra. Adieu les critères de Maastricht qui devaient limiter les déficits publics. Exit le refus d'aides publiques aux groupes nationaux. Pas de programme unique d'action. Chaque Etat a adopté, peu ou prou, le plan de nationalisation bancaire défini à l'origine par le premier ministre travailliste Gordon Brown, le moins européen de tous, dirigeant d'un pays qui n'est même pas membre de la zone euro !

Et la Chine ? " Le temps n'est pas encore où [elle] serait sur un pied d'égalité avec les Etats-Unis, mais le changement relatif de centre de gravité doit lui donner confiance (10) ", remarque Dingli Shen, directeur de l'Institut d'études internationales à l'université Fudan de Shanghaï. Troisième puissance économique mondiale (lire " Ce qui se résolvait par la guerre " de Philip S. Golub), très insérée dans le maelström financier, elle n'est évidemment pas à l'abri de turbulences. Les économistes chinois estiment déjà que " tous les gros investissements réalisés offshore [hors de Chine] l'an dernier sont dans le rouge (11) ". Ainsi, les participations dans les banques Morgan Stanley (5 milliards de dollars) et Blackstone (3 milliards de dollars), qui ont symbolisé l'irruption de la Chine dans les affaires financières, se sont lourdement dévalorisées.

Du coup, au sein des équipes dirigeantes du Parti communiste et sur Internet, le débat prend corps sur la légitimité de cette politique. Le gouvernement chinois a d'ailleurs refusé de renflouer la banque américaine Lehman Brothers. D'autant, explique un cadre bancaire, que les apports chinois ne " doivent plus être considérés comme des dépotoirs pour actifs douteux [dump money] " ni comme des " sleeping partners ", c'est-à-dire sans droit d'intervention. Et de citer en exemple le rachat d'une partie de Morgan Stanley par la banque japonaise Mitsubishi UFJ, qui va disposer d'un siège au conseil d'administration.

Pour l'heure, le géant asiatique est resté relativement à l'écart des placements les plus fous. Ces derniers temps, on raconte volontiers, à Pékin, une histoire fort bien résumée par le Financial Times (12). Alors qu'il était premier ministre, au début des années 2000, M. Zhu Rongji a réuni tout un aréopage d'économistes, de fonctionnaires, de spécialistes de la finance pour découvrir les nouveaux outils de placement mondiaux. Ceux-ci lui furent présentés comme " un miroir qu'on met face à un autre miroir, et ainsi de suite jusqu'à l'infini ". C'est effectivement une assez bonne définition de ce que l'on appelle les " produits dérivés " (produits de la spéculation qui servent à la spéculation), dont les stocks à l'échelle de la planète dépassent aujourd'hui le million de milliards de dollars, soit l'équivalent de vingt ans de production mondiale reposant sur du sable, du virtuel (voir le graphique ci-dessous)...

Des marges existent pour la croissance

Fort de cet éclairage, et convaincu qu'" on ne plaisante pas avec les choses que l'on ne comprend pas ", selon le vieil adage chinois, M. Zhu n'a pas ouvert les vannes en grand ; ses successeurs non plus. Même si " nous ne savons pas exactement combien il y a de cadavres dans le placard ", les engagements des banques chinoises dans ce genre de placement paraissent limités, nous assure un économiste de l'Industrial and Commercial Bank of China (ICBC) de Shanghaï. On peut cependant s'interroger sur la récente décision d'autoriser les ventes à terme dans les Bourses chinoises, alors que certains pays occidentaux en ont limité l'usage pour cause de spirale spéculative.

Autre fragilité : la bulle immobilière, qui demeure importante, bien qu'elle se soit un peu dégonflée ces deux dernières années. De toute façon, comme l'indique notre économiste, dès lors qu'il s'agit de bâtiments publics, l'exigence de rentabilité est moins forte car " l'Etat chinois a du temps "...

Globalement, la Chine a conservé des garde-fous. Selon le professeur Yang Baoyun, de l'Ecole d'études internationales de l'université de Pékin, " le système financier est encore sous contrôle ". Malgré les pressions internationales, Pékin possède un secteur bancaire largement nationalisé et maintient un contrôle des changes ainsi qu'une gestion prudente de sa monnaie (13). Ironie de l'histoire, le FMI avait préparé, pour octobre, un réquisitoire contre ces réglementations... qu'il a dû remiser en attendant des jours meilleurs : " Le déséquilibre de la Chine [accusée de manipuler sa monnaie à la baisse et de ne pas déréglementer ses finances] est un problème sur le long terme et peut attendre un mois ", a commenté M. Dominique Strauss-Kahn, à qui le ridicule de l'affaire a échappé (14).

Non seulement Pékin a conservé des instruments d'intervention publique, mais sa croissance est arrimée à la production et à la recherche, ce qui n'est pas un détail. En effet, la crise systémique qui frappe les Etats-Unis et les pays européens montre que l'on ne peut durablement désarticuler les services et la finance de la production matérielle.

Bien sûr, le modèle de développement chinois est tiré par l'exportation ; la chute prévisible de la consommation chez ses deux principaux clients (les Etats-Unis et les pays de l'Union européenne) risque d'entraîner une baisse des ventes et donc des volumes produits (15). Au début de l'année 2008, beaucoup de spécialistes tablaient sur un " découplage ", la Chine poursuivant sa progression malgré l'effondrement des pays développés : 60 % de ses échanges commerciaux se réalisent avec les autres pays asiatiques. Outre que ces derniers ne sont pas à l'abri d'un ralentissement (le Japon est au bord de la récession, la Corée du Sud souffre, l'Inde n'est pas en meilleur état...), entre la moitié et les deux tiers de ce commerce intra-asiatique " termine sa course sur les marchés du G3 (Etats-Unis, Union européenne et Japon) ", estime M. Sopanha Sa, économiste à la Société générale. Si ce débouché se ferme, les conséquences seront immédiates. On parle déjà de licenciements pouvant toucher entre deux et deux millions et demi de salariés dans le delta de la rivière des Perles (la région la plus axée sur l'exportation).

Un éditorial - non signé - du très officiel People's Daily (" Le quotidien du peuple ") résume parfaitement la situation : " Le mythe de Wall Street s'effondre ", est-il écrit, et le commerce mondial est directement menacé. Mais surtout, " à long terme, les avantages relatifs du made in China pourront se réduire et la compétitivité de la Chine à l'exportation risque de s'émousser. La géopolitique mondiale va devenir de plus en plus complexe, le néoprotectionnisme arriver et, dans l'avenir, les barrières commerciales plutôt grimper que diminuer (16). "

En somme, les autorités chinoises sont conscientes que s'ouvre une nouvelle phase, et elles cherchent d'autres relais de croissance. Le professeur Yang l'exprime sans détour : " Il n'y a pas d'autre moyen que de développer le marché intérieur. Il faut désormais faire sérieusement ce que l'on annonce depuis longtemps. " Et notamment réduire les inégalités entre les villes et les campagnes. Déjà, la flambée des produits alimentaires a permis de relever le revenu des paysans de 17,9 % au premier semestre 2008 (17). Mais il ne suffit pas d'accroître le pouvoir d'achat pour impulser la consommation : aujourd'hui, une partie de ce qui est gagné part dans l'épargne (le plus haut taux du monde), les familles mettant de l'argent de côté pour faire face à la maladie, ou à la retraite. Il faut donc simultanément continuer à construire un système efficace de sécurité sociale collective, encore embryonnaire, et augmenter les revenus.

Des marges existent pour la croissance

Les ressorts internes de la croissance ont toutefois déjà commencé à changer. Sur les 11,4 % de croissance en 2007, " 4,4 % provenaient des dépenses à la consommation, 4,3 % des investissements et 2,7 % des exportations nettes ", explique le porte-parole du bureau national des statistiques Li Xiaochao (18). La tendance devrait se poursuivre cette année avec un taux de 10 %. Pour 2009, les spécialistes tablent sur une croissance aux alentours de 7 à 8 % - ce qui ferait rêver n'importe quel dirigeant occidental. Mais, compte tenu des défis internes à relever (pauvreté, mécontentement paysan, fragilité politique des couches moyennes), descendre en deçà signerait assurément le début des ennuis. Ce qui n'est pas exclusif de la question désormais essentielle d'un nouveau mode de croissance, plus soucieux de l'environnement.

A l'extérieur, la Chine cherche à desserrer la contrainte du dollar. Ainsi, elle a recyclé une partie des excédents en Afrique et prêté des fonds, en dehors des conditions hier imposées par la Banque mondiale et le FMI. Elle multiplie les accords commerciaux bilatéraux pour assurer à la fois son approvisionnement énergétique (avec le Venezuela, la Russie, l'Irak, l'Iran) et de nouveaux débouchés (Japon, Inde...). Elle a appuyé la création du Fonds monétaire asiatique, lancé en mai 2007 avec le Japon et la Corée du Sud. Doté de 80 milliards de dollars, ce fonds leur garantit une solidarité financière ainsi qu'aux dix pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Anase, Asean en anglais), sans passer par le FMI, de sinistre mémoire dans la région.

Des initiatives similaires sont prises dans d'autres régions du monde, toutes désireuses de s'émanciper du dollar. En Amérique latine, une Banque du Sud, qui réunit l'Argentine, la Bolivie, le Brésil, l'Equateur, le Paraguay, l'Uruguay et le Venezuela, vise à aider aux financements d'infrastructures, en dehors des instances de Bretton Woods. L'Argentine et le Brésil ont décidé de payer leurs achats réciproques en monnaies locales, rayant le billet vert de leurs échanges (lire " Même le Honduras s'émancipe ", de Maurice Lemoine). Des liens quasi institutionnels se nouent entre le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine, les BRIC, comme on les appelle. La Russie s'affirme en Europe - et pas seulement parce qu'elle dispose de matières premières. Le Brésil compte en Amérique latine, même s'il risque de souffrir de la récession américaine. Le commerce Sud-Sud se développe à vive allure. On reste encore loin d'un front uni susceptible d'imposer de nouvelles règles internationales qui détrôneraient le billet vert et ses béquilles institutionnelles, le FMI et la Banque mondiale.

Pourtant, des pistes se dessinent, telle celle du professeur Arvind Subramanian (19), qui, dans le Financial Times, imagine la Chine prêtant des fonds aux Etats-Unis sur le modèle des " conditionnalités " autrefois imposées par le FMI : les critères seraient cette fois publics (contrôle des banques) et sociaux (création de " filets de sécurité sociale "). La Chine, écrit-il, " se placerait en position de superpuissance ". Pour l'heure, Pékin n'en a ni le goût ni même les moyens. Mais demain ?

Note(s) :

(1) Neil MacFarquhar, " Upheaval on Wall Street stirs anger in UN " (" Le bouleversement à Wall Street soulève la colère à l'ONU "), International Herald Tribune, Paris, 24 septembre 2008.
(2) Ces propos ainsi que les suivants sont rapportés par Yann Rousseau, " Quand Pékin donne des leçons de capitalisme à l'Amérique ", Les Echos, Paris, 29 septembre 2008.
(3) " Foreign holdings of US securities ", département des affaires publiques du Trésor américain, Washington, 29 février 2008.
(4) Entretien avec Fareed Zakaria, " We should join hands ", Newsweek, New York, 6 octobre 2008.
(5) " The world factbook ", Central Intelligence Agency (CIA), Washington.
(6) Keynes proposait toute une architecture internationale, une organisation pour le commerce, une banque centrale - l'Union internationale de compensation. Lire Susan George, " Une autre organisation du commerce international était possible... ", Le Monde diplomatique, janvier 2007.
(7) Fin 2007, les IDE reçus par les Etats-Unis s'élevaient à 237,5 milliards de dollars, et ceux qu'ils effectuaient à l'étranger atteignaient 333,3 milliards de dollars. Cf. World Investment Report 2008, Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), New York, 24 septembre 2008.
(8) Lire Ibrahim Warde, " Des " fonds souverains " au chevet des multinationales ", et Akram Belkaïd, " Derrière la vitrine écologique du Golfe ", Le Monde diplomatique, respectivement mai 2008 et août 2008.
(9) " Currency composition of official foreign exchange reserves (Cofer) ", Fonds monétaire international, Washington, septembre 2008 .
(10) David Pilling, " America's chance to kick its Asian addiction ", Financial Times, Londres, 1er octobre 2008.
(11) Jamil Anderlini, " Prudences guides China's outlook ", Financial Times, 24 septembre 2008.
(12) Cf. " Prudences guides... ", op. cit.
(13) Lire Chine, Inde.La course du dragon et de l'éléphant, Fayard, Paris, 2008.
(14) " IMF delays China report " (" Le FMI reporte le rapport sur la Chine "), South China Morning Post, Hongkong, 1er octobre 2008.
(15) 19 % des exportations chinoises vont vers les Etats-Unis, 20 % vers les pays de l'Union européenne, selon les statistiques chinoises.
(16) " Wall Street turmoil tests China's foreign trade " (" La tourmente de Wall Street met à l'épreuve le commerce extérieur chinois "), People's Daily, Pékin, 6 octobre 2008.
(17) Bureau national des statistiques, octobre 2008 ; mais la flambée a entamé le pouvoir d'achat des urbains.
(18) People's Daily, 30 janvier 2008.
(19) Chercheur au Peterson Institute for International Economics à Washington. Lire " A master plan for China to bail out America ", Financial Times, 7 octobre 2008.

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