Non-lieu après des années d'enquête
Secret d'Etat, meurtre et corruption, ce qu'il est convenu d'appeler : l'" affaire des frégates de Taïwan ", qui défraie la chronique politico-judiciaire depuis des années, s'est terminé piteusement, le 1er octobre, par un non-lieu. Une fin amère pour la justice française, mandatée pour rechercher la vérité, mais paralysée par un recours systématique au secret-défense et par les interférences politiques. Mais une fin qui n'en est pas tout à fait une pour ce feuilleton à rebondissements digne d'un roman de série noire. Reste, en effet, à traiter un coûteux contentieux financier. Qui va payer une addition que l'on chiffre en centaines de millions d'euros ? Thales, ex-Thomson, ou l'Etat français, à qui Taïwan réclame devant un tribunal arbitral plus de 1 milliard de dollars pour rupture de contrat ?
Et si l'Etat français est condamné, qui réglera in fine les millions de l'amende, sinon le contribuable français ? Enfin, que vont faire les autorités judiciaires suisses, à qui M. Andrew Wang, intermédiaire attitré de la société Thomson et personnage central de toute cette affaire, exige la restitution des 500 millions de dollars de commissions gelés, en 2001, par la justice helvétique ?
Le premier épisode de l'affaire des frégates de Taïwan a lieu vers la fin des années 1980. A l'époque, la tension reste forte entre les dirigeants de Taïpeh et ceux de Pékin, qui revendiquent la souveraineté sur Taïwan. Ce qui n'empêche pas les Taïwanais, lancés dans une course aux armements permanente face à la Chine, de manifester leur intérêt pour des navires de surveillance français de type F3000 - les fameuses frégates. Mais aussi pour d'autres matériels militaires fabriqués par la France : avions, sous-marins, missiles.
Une délégation officielle française se rend à Taïwan, des représentants de la marine taïwanaise visitent des chantiers navals en France. Bientôt, les deux parties tombent d'accord. Pilotée très officiellement côté français par la direction de la construction navale (DCN), l'affaire est sur le point d'aboutir lorsque le président François Mitterrand, soucieux de ne pas provoquer Pékin - qui voit d'un mauvais oeil les négociations officielles avec Taïwan, surtout en matière d'armements - , oppose son veto. Touché. Début 1990, le gouvernement français retire l'autorisation d'exportation. Coulé. La bataille navale semble bel et bien terminée. Pourtant, les deux parties demeurent intéressées. Alors, pour conclure malgré tout, on va affubler ce marché d'un faux nez. Le faire passer de la sphère publique à la sphère privée.
Naissance de l'opération " Bravo "
Un des participants résumera ainsi ce tour de passe-passe : " Tous les protagonistes ont compris qu'il fallait agir de sorte que l'Etat français n'apparaisse pas, et éviter que ce contrat passe pour une provocation à l'égard de la Chine. " En 1991, les parties prenantes du marché des frégates sont donc modifiées de manière à faire figurer des parties privées en qualité de contractants : Thomson, groupe international d'électronique et des systèmes de défense, est substitué à la DCN, et la China Shipbuilding Corporation (CSBC) prend la place de l'Etat taïwanais.
Lorsque cette réorganisation intervient, il y a déjà plusieurs années que le groupe Thomson, dirigé (entre 1982 et 1996) par M. Alain Gomez, s'intéresse aux marchés, essentiellement civils, de Taïwan. Selon un rapport interne de l'époque, face à une concurrence américaine, allemande mais aussi coréenne, " le montant des projets identifiés est de l'ordre de plusieurs milliards de dollars. Le groupe Thomson considère la République de Chine (Taïwan) comme un objectif et un partenaire tout à fait stratégiques dans le contexte actuel. Thomson-CSF, électronique professionnelle, a la volonté de s'engager dans la voie de la coopération technologique par le biais de transferts de technologie et la production locale, et de réaliser les investissements correspondants. D'ores et déjà, le groupe Thomson va affirmer sa présence dans ce pays par l'ouverture d'une représentation permanente ". A la fin des années 1980, plusieurs documents attestent l'importance que revêt le projet de vente des frégates non seulement pour Thomson mais aussi pour l'industrie française de l'armement en général.
Les négociations reprennent sur cette base nouvelle. Elles aboutissent, le 31 août 1991, à la signature d'un contrat de vente de six bâtiments de type frégate, modèle " La Fayette ", pour un montant fixé à cette date à 2 525 692 731 dollars, soit 1,6 milliard d'euros (1) - contrat conclu entre Taïwan représentée par CSBC, un chantier naval, qui est l'émanation de la marine taïwanaise, et la société Thomson-CSF, agissant en chef de file d'une offre proposée par Thomson, la DCN et la direction de la construction navale internationale (DCNI).
Ce contrat et les négociations qui l'ont précédé constituent l'opération " Bravo ", dans laquelle les dirigeants et agents de Thomson dans la région se sont fortement impliqués. Particularité, l'article 18 du contrat interdit le recours à tout intermédiaire extérieur et à toute commission. Il précise également les conséquences juridiques du non-respect de ces dispositions contractuelles - par exemple l'annulation du contrat par l'acquéreur, en l'occurrence Taïwan.
Pourtant, il apparaît bientôt que la signature de ce juteux contrat a été précédée de tractations au cours desquelles plusieurs réseaux d'influence semblent avoir été activés par la société Thomson afin d'en favoriser la conclusion. Le plus important, le réseau DD, correspond à un certain M. Andrew Wang. Agissant essentiellement à Taïwan, celui-ci est un intermédiaire attitré de Thomson depuis les années 1970 et un proche de M. Gomez. Un autre réseau est animé par Mme Lily Liu, une femme bien en cour dans les milieux dirigeants de la Chine populaire. Dans les années qui suivent la signature du contrat, plusieurs éléments laissent supposer que l'intervention de ces réseaux, et plus particulièrement de celui de M. Wang, a pu donner lieu à des infractions pénales.
En effet, le 20 juin 2001, date-clé dans cette affaire, l'autorité judiciaire suisse informe la justice française de l'existence d'" importantes commissions " sans doute liées au contrat des frégates. Des commissions qui se trouvent dans le système bancaire helvétique depuis dix ans ! La note suisse attribue à M. Wang la mission de les distribuer à divers protagonistes, et notamment à des fonctionnaires taïwanais bien placés. A l'époque, elle évalue ses avoirs, répartis sur plusieurs dizaines de comptes bancaires suisses, à plus de 100 millions de dollars.
Ces révélations sont confortées par les propos de l'ancien ministre français des affaires étrangères, M. Roland Dumas, qui affirme avoir été informé de rétro- commissions (2). Sur la base de ces éléments, une information judiciaire est ouverte, le 22 juin 2001, à Paris, sous les chefs d'abus de biens sociaux et de recel commis à l'occasion de la conclusion du contrat. Deux magistrats, M. Renaud Van Ruymbeke et Mme Xavière Simeoni, sont chargés de l'enquête.
Peu après, la société Thales, qui a remplacé Thomson-CSF en mai 1998, se constitue partie civile. Le 26 août, Taïwan entreprend la même démarche. Ce qui est déclaré irrecevable par la cour d'appel de Paris. Mais Taïwan profite de l'occasion pour dénoncer le versement de commissions prohibées par le contrat " Bravo ", et indique qu'elle a engagé, le 22 août 2001, une procédure en arbitrage portant sur 599 millions de dollars de dommages et intérêts. Thales ne conteste pas l'existence de cette procédure - sur laquelle Taïpeh s'appuie, aujourd'hui encore, pour réclamer une compensation. L'information judiciaire a eu pour objet d'identifier d'éventuelles rétrocommissions, seules susceptibles de caractériser des infractions pénales sous la qualification d'abus de biens sociaux. Et les suspicions de rétrocommissions ont mis essentiellement en cause le réseau Wang.
De façon générale, l'importance des commissions versées à l'occasion d'un contrat constitue un élément rendant vraisemblable l'existence de rétrocommissions. Et les autorités helvétiques ont été les premières à attirer l'attention des Français sur le montant des sommes saisies dans les banques suisses sur des comptes détenus directement ou indirectement par M. Wang dans le cadre du projet " Bravo " (lire l'encadré ci-contre). Par ailleurs, en avril 1991, une note du cabinet du premier ministre français Michel Rocard évaluait le coût total de la vente des frégates à 1,9 milliard d'euros. Or, en fin de compte, le contrat portera sur un montant supérieur à 2,4 milliards d'euros. Soit une différence de 500 millions d'euros.
Côté Thomson-Thales, on a peine à expliquer cet écart troublant. Entendu par les magistrats, M. Gomez se contente d'un : " Pas de commentaire. " Mais alors, qui a bénéficié de cette somme considérable : des dirigeants communistes à Pékin, des partisans du Guomindang (le parti alors au pouvoir à Taïwan) ou encore des politiciens français à Paris ? Les uns et les autres ? Les spéculations concernant de possibles reversements en France ont été nombreuses, on s'en doute. Ainsi, en 2006, l'ancien ministre socialiste de la défense Alain Richard, se fondant sur des " sources dignes de foi ", a-t-il laissé entendre qu'une partie des commissions étaient destinées à être reversées dans l'Hexagone. Mais, au bout du compte, rien de vraiment concluant. Reste, comme l'a remarqué un dirigeant de Thomson, que " si les décideurs ont accepté ce supplément de prix, c'est qu'ils y trouvaient leur intérêt par le retour d'une partie des commissions ".
Ce point de vue est partagé par les autorités taïwanaises : pour elles, l'augmentation du coût global de la vente serait en réalité la contrepartie d'un système de corruption qui se serait notamment exercé, via M. Wang, en faveur de représentants de la marine taïwanaise. Ces mêmes autorités ont aussi accusé l'intermédiaire privilégié de Thomson d'avoir corrompu un haut fonctionnaire, M. Kuo Li-han, condamné depuis, pour son rôle dans cette affaire, à la prison à vie. Un autre officier de la marine taïwanaise, Yin Ching-feng, chargé du dossier " Bravo ", a été assassiné en décembre 1993 (" lire ").
M. Kuo a été arrêté le 17 décembre 1993. Trois jours plus tard, M. Wang quittait précipitamment Taïwan avec sa famille. Un mandat d'arrêt international était lancé contre lui pour corruption, violation du secret militaire et homicide volontaire. L'enquête a montré que M. Wang et sa famille avaient bénéficié de faux passeports obtenus par l'intermédiaire de Thomson et de M. Gomez - ce que ce dernier n'a pas nié. Elle a également démontré qu'après son départ de Taïwan il était resté en contact avec Thomson. Plusieurs domiciles, aux Etats-Unis, à Londres et à Paris, ont rendu sa recherche difficile. En mars 2005, M. Van Ruymbeke a lancé des mandats contre MM. Wang père et fils pour recel d'abus de biens sociaux au préjudice de la société Thomson, devenue Thales (3).
Les investigations, à commencer par celles qu'a diligentées la justice suisse, ont permis de rassembler un faisceau d'éléments convergents établissant que M. Wang a dirigé un réseau d'influence agissant pour le compte de Thomson. A ce titre, lui et plusieurs membres de sa famille ont été les destinataires de fonds pour un montant évalué par l'autorité judiciaire suisse à environ 500 millions de dollars (320 millions d'euros).
Côté français, les investigations judiciaires menées à Taïwan établissent l'existence de faits de corruption impliquant le réseau de M. Wang. Cependant, le volume des commissions est tel qu'elles ne sauraient se limiter à la seule corruption d'agents étrangers à Taïwan et à Pékin. Plusieurs éléments attestent qu'une partie de ces fonds (les fameuses rétrocommissions) était destinée à d'autres bénéficiaires. Mais lesquels ? Toutes les enquêtes entreprises pour les identifier sont restées d'autant plus vaines qu'elles se sont systématiquement heurtées au secret-défense pour toutes sortes de documents : contrats de commission, déclarations en douane, relevés bancaires, fichiers, données informatiques, etc. Selon les autorités de tutelle, la déclassification de ces documents serait " de nature à nuire de la façon la plus grave aux intérêts fondamentaux de la nation ainsi qu'au respect des engagements extérieurs du pays ".
Retour à la case départ
Le verrouillage fonctionne comme suit, en quatre temps : le 8 avril 2002, les magistrats instructeurs saisissent le ministre de l'économie et des finances pour qu'il procède à la déclassification des contrats de commission de Thomson-Thales. Ils font valoir que le contrat " Bravo " a été versé à la procédure sans que soit invoquée une quelconque protection, et aussi que leur demande ne vise aucun secret militaire puisqu'elle concerne exclusivement des commissions ayant pour finalité de corrompre des décideurs taïwanais. Par courrier du 17 avril, le ministre de l'économie d'alors, M. Laurent Fabius, annonce qu'il a saisi la commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) pour avis. Le 6 juin, la commission rend une décision défavorable. Par courrier du 19 juin, le ministre indique qu'il se conforme à la conclusion de la CCSDN, et donc qu'il refuse la déclassification.
Les magistrats instructeurs n'ont donc, sauf exception, jamais eu accès aux documents dont ils avaient sollicité la communication et qui étaient indispensables à l'établissement de la vérité. Les ministres de l'économie et des finances, qu'ils soient de droite ou de gauche (MM. Fabius, Francis Mer et Thierry Breton), s'y sont systématiquement opposés, tout en s'abritant derrière les avis de la CCSDN. Par ailleurs, les investigations concernant les cadres et dirigeants de Thomson-Thales sont, pour l'essentiel, restées vaines et les perquisitions infructueuses. Dans ces conditions, le non-lieu requis au bénéfice de M. Wang, de son fils Bruno et d'un dirigeant de Thomson, M. Jean-Claude Desjeux, n'est pas une surprise. Ce pied de nez à la justice française ne permet cependant pas pour autant de clore l'affaire.
" On revient, en quelque sorte, à la case départ, lorsque les Suisses ont introduit les Français dans l'affaire, en juin 2001 ", explique un magistrat. Aujourd'hui, les Français sont sur la touche ; c'est à la justice helvétique de reprendre la main. Le règlement dépend de ce qui va se passer avec les 320 millions d'euros des commissions. Pour le moment, ils demeurent bloqués, mais M. Wang les réclame par l'intermédiaire de ses avocats. Ils sont à lui. Côté français, il a gagné la partie avec le non-lieu. Il se bat maintenant contre Taïwan, qui veut également cet argent.
Si Taïwan récupère les fonds en question en Suisse, la procédure d'arbitrage s'arrêtera sans doute. Cela dégagerait d'autant la responsabilité de Thales et de l'Etat français. En revanche, si la Suisse rend les 320 millions d'euros à M. Wang, c'est l'Etat français qui pourrait être condamné par le tribunal arbitral à payer des sommes considérables. Un tel scénario serait profondément immoral. Recherché par la justice taïwanaise pour son rôle dans le meurtre de Yin, le corrupteur Wang récupérerait les 320 millions de commissions. Et, une fois de plus, le contribuable français paierait l'addition.
Roland-Pierre Paringaux
Note(s) :
(1) Frégate " La Fayette " : bâtiment de 3 600 tonnes, 125 mètres de long, avec 160 membres d'équipage et pourvu de missiles.
(2) Une rétrocommission est une commission officielle détournée de sa finalité initiale (ici le lobbying) pour bénéficier à des tiers qui n'étaient pas censés en profiter.
(3) Les magistrats instructeurs n'ont pas pu retenir contre M. Wang l'accusation de " corruption d'un agent public étranger " car la convention instituant ce délit est postérieure (septembre 2000) à la signature du contrat des frégates.
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