vendredi 19 décembre 2008

HISTOIRE - Le maoïsme, une dictature qui accumule les désastres - Jean-Luc Domenach

Marianne, no. 609-610 - Magazine, samedi, 20 décembre 2008, p. 90

PAR JEAN-LUC DOMENACH*

De 1949 à 1976, le peuple chinois subit les cataclysmes du maoïsme : des massacres de la conquête aux famines de l'utopie productiviste puis aux délires de la Révolution culturelle.

La publication maoïste de nouvelles sources met à mal la peinture classique d'un régime d'abord modéré et efficace, puis bousculé, terrorisé et désorganisé par un président devenu à peu près fou. A ce tableau succède celui d'un régime d'emblée très dur, commandé par un président dont la lucidité stratégique avait beaucoup servi la prise du pouvoir et dont les défauts se sont agrandis au fil des ans dans des politiques que paraissait légitimer une situation objective très difficile. Ces trois facteurs - le régime, le président, la situation - se sont additionnés pour engendrer à partir de 1949 une série de catastrophes humaines, puisque le nouveau régime a successivement éliminé ses ennemis supposés puis écrasé les corps et finalement les esprits de son propre peuple.

Une présentation communément admise est que le régime communiste chinois était à l'origine ordonné et bénévole, et qu'il est par la suite devenu délirant et cruel. Elle est fausse. Dès l'origine, il s'engage dans une expérience totalitaire dont il a modifié le tracé, progressant, si l'on peut dire, des massacres de la conquête aux famines de l'utopie productiviste puis aux délires de la Révolution culturelle.

Cette évolution en cascade du pire à d'autres pires aurait éventuellement pu être interrompue dans un autre régime et avec d'autres dirigeants. Cela ne fut pas, car le PCC avait été transformé en un organe de terreur par les conflits internes et par les guerres, et parce qu'il avait fini par se laisser capter par un homme, Mao Zedong, tout aussi obsédé par le pouvoir qu'incapable de l'exercer tout seul. Il aura eu dans sa carrière deux illuminations stratégiques : la découverte de la voie paysanne en 1925, et vers 1935-1936 l'intuition que l'invasion japonaise épuiserait le parti nationaliste, offrant ainsi à l'armée Rouge l'occasion de la victoire. Mais comment aurait-il pu accéder au pouvoir sans ses généraux, les Zhu De, Peng Dehuai et Lin Biao et sans l'appareil patiemment forgé par Liu Shaoqi dans les bases rouges de Chine du Nord ? Mao ne pouvait pas se passer d'eux, pourtant il ne les supportait pas non plus : la trame de l'histoire politique chinoise était d'emblée en place.

Arguties idéologiques

Mais la situation du pays a aussi joué un rôle, dans la mesure du moins où elle paraissait dangereuse à un pouvoir obsédé par l'idée de durer. Au lendemain de plusieurs décennies de calamités de toutes sortes, la Chine est appauvrie par les guerres et menacée par le camp occidental. A l'intérieur, son nouveau régime se sent entouré par une multitude de forces hostiles. Il ne voit donc qu'une solution : s'engager dans un régime de dictature et de terreur.

Le nouveau régime commence donc mal. L'imagerie d'un soviétisme tropical, ensoleillé par l'astre rouge qui se lève derrière la porte Tian'anmen, est absurde. Au contraire, ce sont les massacres - probablement 5 millions de morts - et, d'emblée, un goulag de 10 millions de détenus destinés à la " réforme de la pensée ". Surveillée, serrée à la gorge et privée de ses anciennes élites, la population se remet au travail, et la production reprend. Mais la situation alimentaire demeure très tendue, et la guerre de Corée entretient le sentiment du danger.

Au sommet, les controverses sont vives. A la fois sincèrement communiste et conscient de l'ampleur de la tâche, Liu Shaoqi prend au sérieux l'hypothèse d'une pause " néodémocratique " que par ailleurs Moscou préconise : il déclare la paix aux entrepreneurs et prône le développement d'un capitalisme rural. Mao Zedong croit d'abord l'occasion venue de se débarrasser de lui et des autres adjoints qui l'encombrent, dont Zhou Enlai. Il écoute l'ambitieux Gao Gang, le baron de la Mandchourie, qui a l'oreille de Staline et veut la place de numéro deux. Mais au dernier moment il l'abandonne et laisse Liu, Zhou Enlai et Deng Xiaoping l'éliminer. Ce sera son premier et dernier compromis : il veillera désormais à maintenir divisés les barons qui se sont unis pour lui forcer la main (1954).

Au passage, la pause a été oubliée. En échange de la purge de Gao Gang, Mao a obtenu d'avancer la transition vers le socialisme. Soutenu par une génération de cadres locaux fanatiques, il lance en 1955 un grand mouvement de collectivisation, qui échoue. A nouveau, ses adjoints montent au créneau, soutenus par le vent nouveau qui souffle de Moscou. La contestation gronde, dans les campagnes comme chez les intellectuels. Prudent, Mao temporise : il multiplie les arguties idéologiques et fait mine d'accueillir les critiques qu'autorise la politique des Cent Fleurs. Puis, quand celles-ci vont trop loin, il ramasse les cartes, décapite l'intelligentsia et relance à la fin de 1957 le même mouvement de collectivisation qu'il avait dû interrompre, mais en l'accompagnant d'une mobilisation productive d'une intensité inouïe : c'est le Grand Bond en avant.

Dans ces deux années terribles s'additionnent les trois facteurs de la tragédie chinoise : l'utopisme dément du chef, qui parle de fonder le communisme et de rattraper les Etats-Unis, la mobilisation extrême du Parti et le terrible sous-développement matériel et intellectuel de la population. Le pire n'a pas fondamentalement changé de nature, mais des limites ont sauté : la répression atteint des sommets, et l'épouvantable famine qui suit fait un nombre de victimes digne d'une guerre mondiale (de 30 à 50 millions de morts !).

Une telle catastrophe aurait dû entraîner l'éviction des responsables et un changement de politique. Et, de fait, il y eut des révoltes et, tout en haut, quelques mouvements d'humeur. Mais les premières ont été matées, et les seconds, punis, si bien que le mouvement ne s'est interrompu qu'en 1960. Ensuite, les adjoints de Mao Zedong ont sauvé ce qui pouvait l'être. Ils avaient compris ce qu'il s'était passé, mais ils étaient divisés et, surtout, isolés d'un encadrement qui s'était complètement compromis dans l'affaire. Ils décidèrent de ne pas en faire un cas public, et de ne pas se liguer face au démiurge. Ils se liaient ainsi les mains. Dès que les récoltes s'améliorent, en 1962, le président se met en position de régler les comptes, et commence à comploter.

La Chine va de nouveau aller vers le pire, mais, si l'on peut dire, un pire différent. Furieux de s'être trompé, le Grand Timonier n'ose plus toucher à l'économie ni recollectiviser. Non, il se tourne contre ceux qui auraient pu profiter de son échec, les Liu Shaoqi, Deng Xiaoping et autres, et range de son côté le servile Zhou Enlai. De 1963 à 1965, il vérifie la division des barons et pose ses mines avec l'aide de Jiang Qing, une ancienne actrice devenue son " épouse politique ". A défaut de pouvoir changer les choses, il va s'efforcer de changer les hommes, les mots et les gestes, et surtout se poser comme une véritable divinité : ce sera la Révolution culturelle.


Catastrophe totalitaire

L'affaire commence par une purge à prétentions culturelles : il s'agit de nettoyer le secteur de la propagande. Appuyé sur l'armée de Lin Biao et la sécurité de Kang Sheng, Mao lance contre l'appareil du Parti une jeunesse fanatisée. Le choc fracasse tous les appareils, et un désordre sanglant s'installe, alors que les armées soviétiques se massent sur la frontière et que des incidents éclatent. La guerre civile et étrangère menace. Commencée comme une vaste fête, la Révolution culturelle se transforme en dictature militaire. Les gardes rouges sont expédiés à la campagne et l'armée investit le pays tout entier. Mais son chef, Lin Biao, nommé successeur officiel, devient gênant : Zhou Enlai manoeuvre pour le compromettre auprès du président, le conduit à s'enfuir, et son avion s'écrase en Mongolie (septembre 1971)...

Après la fête, l'état d'urgence et la trahison, la Révolution culturelle s'achève dans un tragique ridicule. Autour de Mao, l'atmosphère est ottomane. Les factions se disputent dans les couloirs de la piscine où le vieux maniaque de la natation achève ses jours pendant que, dans le pays, se succèdent les marches et les contremarches idéologiques, et que se multiplient les signes de la colère céleste : révoltes, inondations, pluies rouges, éclipses de soleil, et jusqu'à ce terrible tremblement de terre de juillet 1976 près de Tianjin qui fait au moins 500 000 victimes. La fête sanglante a causé 4 millions de morts et 100 millions d'estropiés ou de brutalisés, et a surtout désespéré l'ensemble de la population.

Ainsi, la catastrophe totalitaire s'est répandue sur la Chine comme un incendie. L'élan totalitaire a fini par se dévorer lui-même. Mais, paradoxalement, cette autodestruction ouvre une perspective. Non pas un avenir différent. Mais un autre avenir communiste, celui désigné par les réserves silencieuses des collègues de Mao au lendemain du Grand Bond en avant, un avenir orienté vers les valeurs que Mao méprisait : le pouvoir d'Etat, la modernisation et le niveau de vie.

Cette terrible expérience aura également doté la masse des Chinois d'un sentiment d'urgence et d'une énergie sans lesquels auraient été impossibles les trente années de développement acharné qui ont suivi et la patience de tout un peuple sous la férule de ses bureaucrates-entrepreneurs. A force d'aller vers le pire, l'expérience totalitaire chinoise aura rendu possible le moins pire, et peut-être du meilleur.



* Directeur de recherche au Ceri-Sciences-Po, Jean-Luc Domenach a publié

La Chine m'inquiète(Perrin).

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