«Si chaque Chinois achète dix paires par an...» Autour de l'immense table du conseil d'administration, chacun fait le calcul mirobolant : 13 milliards. La maison Danjiya, filature de chaussettes depuis 1992, veut se rassurer. Elle n'est pas menacée, le marché chinois reste à conquérir. Aujourd'hui, deux tiers des 190 millions de paires de chaussettes produites par an par Danjiya courent le monde sous les couleurs Nike, Gap ou Calvin Klein, principalement aux pieds d'Américains ou d'Européens. Cela pourrait changer, le textile chinois redoutant d'être rattrapé par la crise qui a frappé sans prévenir le jouet ou l'électronique. Danjiya lorgne désormais le marché intérieur et ses 2,6 milliards de pieds.
Bas de laine. Combien de paires vendues par habitant aujourd'hui ? Les chiffres manquent. Le portrait-robot de l'acheteur de chaussettes, entre les 700 millions de paysans et les yuppies de Shanghai, reste à établir. Tout Datang, village mondial de la chaussette, est derrière le défi : «Produire encore moins cher, consolider les ventes à l'étranger et développer les marchés locaux», explique Xiaoming Wei, directeur du marché international de la chaussette, «voilà notre objectif».
C'est aussi celui du gouvernement, qui rêve de casser le fameux bas de laine chinois pour doper la croissance en berne. Datang ne se laissera pas démoraliser. L'histoire est trop belle pour s'arrêter en route. Les habitants, anciens paysans, racontent l'époque héroïque de la fin des années 70 où tout le monde tricotait dans les chaumières. On partait vendre les chaussettes à la sauvette, au risque de se faire arrêter comme «dangereux capitaliste».
Trente ans après, le village s'est spécialisé, comme souvent en Chine. 200 000 personnes travaillent dans le secteur de la chaussette, qui produit 14 milliards de paires par an, un tiers du marché mondial. Les paysans grandis sous Mao roulent en Porsche Cayenne et gèrent leurs groupes depuis Shanghai ou Hangzhou, laissant des directeurs recrutés dans les meilleures écoles gérer les usines. Danjiya, la plus importante des 10 000 entreprises du «village», vient d'inaugurer une nouvelle unité de production. Vingt rangs de douze machines, très peu d'employés. Il tombe une chaussette chaque seconde, emportée avec sa jumelle sur un tapis roulant.
La fondatrice, Hong Dong Ying, solide quinquagénaire, est en photo dans chaque salle de l'usine. Elle a débuté dans sa cuisine, en faisant tricoter toute sa famille. Elle a ensuite acheté une machine manuelle. Puis des talons hauts dont elle ne descend plus. «Des réussites comme celle-là, il y en a beaucoup par ici», explique Xiaoming Wei.
Monstre. Jian Yun Ming, directeur de la fabrique Shengfeng, un autre monstre industriel né dans une cuisine, est très excité par le changement : «Les exportations vont ralentir, et comme on fait 100 % à l'export, il va falloir s'adapter si on veut continuer à grandir. Nous aussi, on vise le marché intérieur dans les prochaines années. Ça me plaît, car on ne sera plus dépendants des commandes étrangères et des clients trop exigeants.» Il prédit des victimes parmi la concurrence : «Cela assainira le marché.»
Dans sa petite entreprise de dix personnes, Liu Rugang a déjà arrêté les machines : «Les commandes de l'étranger ont baissé de 40 % depuis l'été, et je n'ai pas de clients en Chine.» Paysan venu de l'Anhui, Liu a débuté comme ouvrier et a ouvert son atelier en 2003. «Cela a bien marché au début. Mais aujourd'hui, je crois que seuls les gros vont s'en sortir.»
© 2008 SA Libération. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire