mercredi 24 décembre 2008

Un tribunal chinois condamne les " justiciers " de l'Internet - Bruno Philip

Le Monde - International, mercredi, 24 décembre 2008, p. 9

" Un phénomène alarmant ! " : en condamnant à une amende un site Internet et un blogueur pour avoir utilisé la Toile dans le but de déclencher une cabale contre un mari volage, les trois juges d'une cour pékinoise viennent de rendre un verdict sans précédent en Chine.

La volonté de punir ces " nouveaux justiciers de l'Internet " constitue la toute première véritable réaction à l'inquiétante dérive de la vogue du " renrou sousuo yinqing ", les " moteurs de recherche à chair humaine "...

L'étrange terminologie recouvre une réalité simple : des internautes qui " chassent " en meute ont recours à la vindicte populaire pour fustiger les comportements jugés immoraux ou répréhensibles qui ont pu être dénoncés çà et là sur la Toile et provoquent une curée en ligne contre les coupables. Des appels à la justice populaire qui évoquent de bien mauvais souvenirs à ceux qui, en Chine, ont connu les verdicts expéditifs des gardes rouges au temps de la révolution culturelle.

Le cas jugé en fin de semaine dernière remonte à décembre 2007 : après le suicide de Jiang Yan, 31 ans, femme trompée par son mari Wang Fei, 28 ans, un ami de la jeune femme publie le blog intime de cette dernière, joliment intitulé " l'oiseau migrateur qui vole vers le nord ". Dans son journal, Mme Jiang s'épanchait sur sa tristesse de femme délaissée. Indignation immédiate sur la Toile. Le site daqi.com est aussitôt utilisé pour lancer la chasse promise par les pères-la-pudeur de l'Internet.

Des milliers de personnes se mobilisent. Le mari et sa maîtresse sont rapidement localisés. Menaces de mort, appels téléphoniques incessants au travail, les amants, qui sont collègues de bureaux, vont vivre le cauchemar de leur vie. Ils finiront par démissionner de la prestigieuse agence de publicité où ils travaillent.

Le rendu du verdict de la cour de Chaoyang a mentionné en termes clairs la " cyberviolence " dont ont été victimes les plaignants. Le mari trompeur avait demandé 18 000 euros de dommages et intérêts. Le site daqi.com et l'ami de sa femme qui avait posté sur le Net les plaintes de cette dernière ont été condamnés à lui en verser 800.

La cour en a profité pour demander au ministère de l'industrie de l'information de définir de nouvelles règles de conduite sur le Net afin de garantir un minimum de protection de la vie privée.

Un professeur de sociologie de l'université shanghaïenne de Fudan, Yu Han, redoute qu'un " nombre croissant de moteurs de recherche à chair humaine débouche sur des phénomènes de lynchage ". " Il est temps, dit-il, d'appliquer de nouvelles réglementations : chacun a le droit de juger mais tout le monde ne peut pas jouer au policier ! "

Dans un récent sondage publié par le Quotidien de la jeunesse, 80 % des personnes interrogées se sont prononcées en faveur d'un plus grand contrôle de la Toile et 20 % ont affirmé redouter d'être un jour les victimes des nouvelles brigades de vertu en ligne.

L'affaire de Wang Fei et de sa maîtresse a des précédents : en avril, une étudiante chinoise qui réside aux Etats-Unis avait été la cible d'une dénonciation de masse après avoir tenté de s'interposer entre des camarades de l'université de Duke (Caroline du Nord) et des étudiants tibétains après les violentes émeutes qui venaient de secouer Lhassa. " Si tu reviens en Chine, ton corps sera découpé en 10 000 morceaux ", l'avait-on prévenue.

L'année 2006 avait marqué un tournant avec l'affaire désormais célèbre de l'infirmière sadique que l'on avait vue sur le Net écraser la tête d'un chaton avant de lui plonger un stylo dans l'oeil.

Fétichiste et familière d'un site qui promettait de montrer aux voyeurs le spectacle " de petits animaux écrasés sous le talon de femmes agressives ", la tueuse de chat dut faire publiquement amende honorable devant le tollé des internautes. La même année, un mari trompé signant sous le pseudo de " Lame tranchante " dénonçait sur le Web la liaison supposée de sa femme " Lune calme " avec " Moustache de bronze ", un collègue étudiant.

L'affaire fit tant de bruit que la " Lame ", qui n'était plus bien sûr de ses accusations, dut supplier afin que l'on mette fin au lynchage en ligne de " Moustache ".

Bruno Philip

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