dimanche 20 juillet 2008

Avec les Jeux olympiques, l'apogée chinoise - Alexandre Adler

Le Figaro, no. 19896 - Le Figaro, samedi, 19 juillet 2008, p. 15

Seulement quelques semaines avant l'ouverture des Jeux olympiques de Pékin, la Chine semble avoir atteint une sorte d'apogée. Sur le plan extérieur, à l'évidence, la situation régionale n'a jamais été aussi bonne : le Japon avait, dans les années 1930, rêvé d'instaurer une zone de coprospérité asiatique qu'il aurait entièrement dominée. La Chine l'a fait. Sans tambour ni trompettes, ni esprit du bushido, mais par des recettes très proches de celles inventées par ce grand maoïste pratique que fut Jean Monnet.

En quelques années, la création d'une zone de libre-échange commune à la Chine et à l'Asean a étendu les frontières économiques de la grande Chine jusqu'aux confins de l'Inde et de l'Australie, assagi le petit dragon vietnamien qui, comme la plupart du temps dans son histoire, est en train de se montrer meilleur élève que le maître en matière de capitalisme d'État en hypercroissance. Partout, aussi, les diasporas chinoises, qui savent très bien se faire discrètes, organisent les économies régionales et transfèrent par Singapour ou les îles Caïmans (second investisseur direct dans la République populaire après Taïwan) une bonne part de leur surplus vers la mère patrie.

L'assagissement progressif de la Corée du Nord et l'intensification croissante des relations avec la Corée du Sud ont permis d'éviter toutes crises à l'iranienne et font partie de cet accord tacite par lequel les Américains ont accepté de passer le témoin à Pékin en échange d'une politique étrangère modérée de la Chine et d'un soutien constant de sa banque centrale au dollar. Tout ceci n'est pas le fait du hasard, de l'inévitable rattrapage de la puissance ou même du savoir-faire tactique. En 1989, au lendemain de la catastrophe qu'avaient été pour le parti le soulèvement de Pékin et le massacre de Tiananmen et pendant que l'empire soviétique s'effondrait sous leurs yeux, les dirigeants communistes chinois, de séminaires en conciliabules particuliers, ont peu à peu élaboré une véritable doctrine qui doit beaucoup à l'ultime combat personnel de Deng Xiaoping et s'est révélée extrêmement efficace. L'historien sino-américain Minxin Pei a pu résumer la stratégie chinoise en un programme en cinq points.

Premièrement, éviter à l'avenir toute division inutile dans le Parti. Avant de gagner la rue, l'agitation avait, en effet, depuis bien dix ans (1978), concerné tout d'abord l'élite au pouvoir. Après la Révolution culturelle maoïste, la discipline interne était morte et l'appareil du Parti devenait une sorte de parlement clandestin où des tendances opposées s'affrontaient sans cesse, les plus libérales ayant eu la tentation après 1986 de se faire aider directement par les élites de demain : les étudiants. Désormais, le Parti est entièrement dépolitisé et rassemblé autour d'un compromis centriste qui fait sa place à la droite pragmatique, corrompt la gauche historique en la faisant participer aux bénéfices de la privatisation et coopte les principaux leaders régionaux au sein d'un organisme centralisé unique.

Deuxièmement, plus jamais de perestroïka. Le Parti administre, mais ne réforme pas.

Troisièmement, en compensation, un formidable progrès des libertés civiles et personnelles, dès lors qu'elles restent déconnectées de toute participation politique. Aujourd'hui, les Chinois vont et viennent à l'étranger librement, ils créent également librement leurs entreprises, peuvent parler de tout librement chez eux et avec leurs amis, et écouter sans obstacle les radios de Hongkong et de Taïwan. Le régime a même pris le risque d'envoyer ses meilleurs étudiants à l'étranger.

Quatrièmement, éviter une politique étrangère agressive qui détourne le pays de l'objectif essentiel, l'enrichissement de la population et peut même diviser durablement l'opinion.

Cinquièmement, accélérer par tous les moyens la croissance et coopter les élites intellectuelles et urbaines autrefois sous- payées afin qu'elles cessent d'être le réceptacle naturel du mécontentement.

À cela s'ajoute le contrôle rigoureux par l'État des activités les plus stratégiques : banques, télécoms, énergie, transports et défense. L'État, enrichi par les impôts prélevés sur le secteur privé, peut ainsi devenir le premier investisseur du pays à hauteur de 60 %.

Ce système parfait, presque trop parfait, présente pourtant un tout petit inconvénient : son exemplaire réussite.

Le mélange de souplesse et de pragmatisme du régime lui a permis de réduire la pauvreté de manière drastique, de promouvoir une classe moyenne urbaine et même, depuis la victoire électorale du Kuomintang à Taïwan, d'inclure progressivement les élites de la grande île capitaliste dans la structure indirecte du pouvoir.

Mais voilà, avec des cadres qui ne font plus de politique, et surtout ne remplissent plus de fonction précise, avec une vaste zone de paix régionale, le Parti communiste s'est si bien défendu qu'il ne sert plus à rien, tout comme la noblesse d'Ancien Régime en 1780. Qu'importe avec les Jeux olympiques, c'est encore la fête à Versailles qui commence.

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mardi 8 juillet 2008

Dazhai, le village de la nostalgie rouge - Pascale Nivelle

Libération, no. 8451 - Histoire-Homme_du_jour, mardi, 8 juillet 2008, p. QUO7

Mao avait érigé cette bourgade en modèle. Aujourd'hui, elle aimerait attirer les touristes.

Le vieux héros révolutionnaire dort, les bras en coussin sur son étal de biographies de Mao. Mme Lei, 78 ans, tricote des pantoufles devant une rangée de bustes du Grand Timonier en similibronze. Mme Jia, jeunesse d'une soixantaine d'années, enclenche un CD de la Révolution culturelle, volume au maximum, dès qu'apparaît une tête nouvelle à l'entrée du village. Personne ne s'arrête, elle coupe le son. Dans la journée, c'est à peine si elle vend quelques petits drapeaux rouges étoilés. Le reste, les histoires de la révolution, les hagiographies et les statues des anciens dirigeants, «ça n'intéresse plus beaucoup». La boutique de Mme Jia est ouverte jusqu'à 20 heures. L'heure réglementaire à laquelle Mme Lei pose ses aiguilles, et à laquelle le héros du communisme replie son parasol Coca-Cola et sa charrette de souvenirs fabriqués à Canton. Dazhai, village classé «base majeure du patriotisme» en 1996 par le bureau du tourisme de la province du Shanxi, s'endort jusqu'au lendemain matin à 8 heures.

Inondations. Dazhai a connu des jours glorieux, historiques. «Etudiez Dazhai», avait ordonné Mao dans une directive suprême, en 1964. Ce bourg de 300 paysans qui n'en demandaient pas tant devint subitement le «premier village de Chine», modèle du collectivisme appliqué à l'agriculture. Son chef, Chen Yonggui, fut hissé au rang de héros national pour avoir sauvé la récolte de l'année 1963, lors d'inondations particulièrement ravageuses. Chen avait refusé toute aide extérieure, lançant le mot d'ordre qui fit sa gloire : «Comptons sur nos propres forces». Les dures années qui suivirent servirent d'exemple à la nation entière : «Pendant trois ans, on a travaillé le jour dans les champs, et la nuit à reconstruire le village. De 10 à 70 ans, tous les habitants étaient obligés de s'y mettre», raconte Mme Lei, la tricoteuse de pantoufles.

Ces efforts firent de Dazhai la référence des communes populaires. Mme Lei admet que ce fut «très dur». Mais ajoute aussitôt qu'elle est «très fière» et aussi très satisfaite de sa retraite mensuelle de 200 yuans (19 euros). Jia Xiu Lan, 13 ans lors de l'inondation, raconte une histoire usée jusqu'à la corde. Trois minutes chrono : «On était 23 enfants, toutes des filles. Aucune d'entre nous n'a voulu abandonner les parents qui travaillaient jour et nuit, on les a aidés même l'hiver, par moins 23 degrés. Cela nous a valu notre surnom, les "Femmes de fer"».

L'histoire édifiante de Dazhai a surtout servi au chef Chen, meneur du combat de 1963. Sans jamais quitter le foulard noué derrière les oreilles des paysans du Shanxi, il fit une carrière inespérée, jusqu'à devenir vice-ministre et membre du bureau politique du comité central du Parti. «Il avait appris à lire et écrire en trois mois à l'école du Parti du Pékin», explique à qui veut bien le croire son fils aîné, gardien de la chaumière troglodyte du héros, un pin's Mao au revers du veston. Le village regorge de photos du bon chef au sourire édenté, serrant la main «aux dirigeants du monde entier» et surtout des pays frères, invités dans les années 60 et 70. Dazhai, ses terrasses creusées à la pioche dans la montagne, son système d'irrigation, son habitat collectif, fut une étape obligatoire des «amis étrangers» et des cadres du Parti pendant la Révolution culturelle. «Dix millions de visiteurs venus étudier l'esprit de Dazhai», résume l'agence officielle Chine Nouvelle.

Hôtel du peuple. Mao n'y a jamais mis les pieds. Mais sa dernière épouse, la redoutable Jiang Qing de la «Bande des quatre», y a été photographiée pendant la Révolution culturelle, creusant une tranchée «contre les attaques militaires». Les chambres de Zhou Enlai et de Deng Xiaoping sont immortalisées dans la poussière du vieil Hôtel du peuple. Le chef au foulard a droit à une statue de 7,2 mètres (il est mort d'un cancer du poumon à 72 ans) sur 3,8 (il a passé trente-huit ans au Parti) sur la montagne de la Tête de tigre; 72 marches partent d'un musée à sa gloire jusqu'au mausolée qui abrite ses cendres. Il a été construit lors de la renaissance économique du village, après des années 80 difficiles.

La mort de Mao, en 1976, et la fin de la Révolution Culturelle ont signé le déclin de la gloire de Dazhai. Le village fut taxé de «gauchiste», autant dire d'arriéré, dans une Chine en marche vers «l'économie de marché à caractéristiques chinoises», laissé pour compte dans «la politique de réformes et d'ouverture» lancée par Deng Xiaoping. Il fallut l'ambition de Guo Fenglian, secrétaire du parti local, femme d'affaires prospère et ancienne Femme de fer, pour remettre Dazhai sur les rails du succès dans les années 90. Le village lui doit sa reconversion à l'économie de marché socialiste et son classement en pôle touristique.

Les terrasses de maïs ont été «rendues à la forêt», comme explique la responsable du comité de village, et les réservoirs hydrauliques performants transformés en mares à nénuphars. Aujourd'hui, il n'y a presque plus de paysans. Les héros vieillissants et leurs enfants vivent du tourisme rouge. A l'entrée du village, un discours gravé sur un mur résume soixante ans de communisme à travers «le peuple de Dazhai», qui a toujours «écouté les paroles des dirigeants» et s'est «dirigé vers la victoire». Et n'a jamais compté que sur «ses propres forces», du temps de l'Orient rouge comme celui de l'économie de marché.

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