vendredi 30 janvier 2009

Le trafic d'organes se porte bien - Geoffrey Cain

Courrier international, no. 952 - Asie, jeudi, 29 janvier 2009, p. 20

Far Eastern Economic Review (Hong Kong)

Malgré l'arrestation de quelques trafiquants, le commerce illégal de reins et de coeurs se poursuit dans toute la région. Une réalité qui incite certains Etats à se doter d'une législation adaptée.

Un inconnu l'a abordé pour lui proposer du travail, raconte Mohammad Salim à la chaîne de télévision indienne NDTV. On l'a ensuite conduit dans une pièce sombre à la peinture écaillée où deux hommes armés lui ont fait une injection. Il a alors perdu connaissance, pour se réveiller plus tard avec une douleur au flanc, sous le regard d'un médecin. On venait de lui prélever un rein. Les hommes lui ont versé 50 000 roupies [790 euros] en échange de cet organe. Mais, à cause de la douleur, il a été incapable de travailler pendant des mois.

Amit Kumar, le médecin responsable de ce prélèvement, a fini par être appréhendé. Mais le trafic d'organes demeure un marché juteux en Asie. Dans la région, les reins sont facturés entre 25 000 et 60 000 dollars [de 20 000 à 47 000 euros], les poumons et les coeurs pas moins de 150 000 dollars. Mais, contrairement aux trafics de drogue ou d'êtres humains, aux mains de seigneurs de guerre véreux, le commerce d'organes est le fait de praticiens de Chennai [l'ancienne Madras], de Manille ou d'Islamabad au carnet d'adresses étoffé, et d'intermédiaires hâbleurs habitués des bidonvilles de ces grandes villes.

Les progrès médicaux, la corruption et la pauvreté galopante ont chacun à sa façon contribué à l'expansion du marché des organes en Asie, les "touristes en attente de greffe" étant de plus en plus nombreux à court-circuiter sans grand mal les listes d'attente au Pakistan, en Inde, en Chine et aux Philippines. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), 10 % des transplantations dans le monde seraient réalisées illégalement. Avant l'adoption au Pakistan, en 2007, d'une loi interdisant de tels actes chirurgicaux sur des étrangers, l'Institut de transplantation et d'urologie de la province du Sind, dans le sud-est du pays, estimait que les bénéficiaires des quelque 2 000 transplantations annuelles de rein étaient à 75 % des touristes médicaux étrangers. En Chine, a révélé la revue médicale britannique The Lancet, 90 % des organes utilisés dans les 11 000 greffes annuelles ont été prélevés sur des condamnés à mort exécutés.

Que les plus pauvres vendent leurs reins n'est pas une nouveauté. Et il arrive qu'on les leur prélève sans rétribution. Certaines accusations remontent ainsi au début des années 1990, époque à laquelle la police d'Agra, dans l'Etat indien de l'Uttar Pradesh, avait découvert qu'une clinique gérait un commerce de cornées et de reins qu'elle collectait auprès de lépreux. Au lendemain du tsunami de 2004, 150 habitants de la province indonésienne de Banda Atjeh avaient déclaré avoir vendu un rein pour pouvoir reconstruire leur maison.

Avec l'arrestation, début 2008, du Dr Amit Kumar, surnommé par la presse "le médecin de l'horreur" pour avoir prélevé illégalement plus de 600 reins, et celle, en septembre de la même année, du magnat singapourien Tang Wee Sung, qui avait tenté d'acheter un rein pour 300 000 dollars, le trafic d'organes est passé au premier plan des préoccupations de l'OMS.

L'Iran, seul marché réglementé au monde

Les conséquences pour les groupes concernés peuvent être, il est vrai, dévastatrices : les donneurs rétribués se retrouvent dans l'incapacité de travailler pendant de longs mois, privés des soins postopératoires indispensables et, au bout du compte, dans une précarité financière pire qu'avant l'opération. La crise économique et la flambée des prix des denrées en 2008 n'ont pas amélioré la situation. Mais ce n'est pas de l'économie en berne que pourrait venir la plus lourde menace, estiment certains médecins, mais d'une nouvelle législation américaine autorisant la mise à l'essai de programmes de vente d'organes. En vertu de cet Organ Clarification Act, adopté en 2008, les donneurs pourraient se voir indemnisés sous la forme d'une rétribution financière ou d'une assurance santé gratuite à vie. Cette loi ravive en outre un vieux débat : faut-il légaliser ou prohiber la vente d'organes, ou trouver une solution intermédiaire ? "Imaginons qu'un Etat, disons la Pennsylvanie, adopte une règle et qu'un autre, par exemple le Michigan, en prenne une autre. Les donneurs d'organes afflueront-ils dans l'Etat proposant le meilleur prix de vente au donneur et le plus avantageux au receveur ?" s'interroge le Dr Francis Delmonico, professeur de chirurgie à la faculté de médecine de Harvard. "Dans une économie mondialisée, pourquoi n'y aurait-il pas des différences de prix similaires entre le Pakistan et le Moyen-Orient ? Pourquoi les Américains achèteraient-ils un rein à Providence, la capitale du Rhode Island, si cela leur revient moins cher au Pakistan ?"

Au Pakistan, néanmoins, un tel achat est désormais difficile. La répression engagée depuis peu a en effet permis de juguler le trafic de reins, notoirement florissant par le passé. Un an après l'interdiction, en 2007, des greffes sur les étrangers, le nombre total de transplantations réalisées au Pakistan s'est effondré, passant de 2 000 à 700, souligne le Dr Farhat Moazam, directeur du Centre pakistanais d'éthique et de culture biomédicales. Ceux qui s'opposaient à un marché réglementé se sont empressés de mettre en avant cet exemple comme celui à suivre.

Les mêmes seraient déçus par la situation qui prévaut de l'autre côté de la frontière, en Iran. Là, le marché est encadré. L'Iran peut ainsi se targuer d'avoir le seul marché de la greffe réglementé au monde, et une offre d'organes abondante, le gouvernement garantissant aux donneurs 1 200 dollars et une assurance santé gratuite. Malgré cette rémunération, les autorités parlent de "partage" d'organes. Les intermédiaires et les courtiers sont interdits, et les donneurs potentiels ne sont pas autorisés à faire de la publicité pour leurs reins. Ce qui n'empêche pas certains d'entre eux, en particulier s'ils sont d'un groupe sanguin rare, de réclamer aux receveurs des dessous-de-table allant jusqu'à 10 000 dollars, donnant finalement à ce commerce légal des airs de marché noir.

Geoffrey Cain

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