Pour la première fois depuis des siècles, Pékin a envoyé des navires de guerre loin de ses côtes, pour lutter contre la piraterie.
Cela faisait près de six cents ans qu'une flotte chinoise n'avait pas cinglé vers des mers lointaines, pour une mission décidée au plus haut sommet de l'Empire. Il y a deux semaines, quand trois navires de guerre chinois ont appareillé de l'île de Hainan, dans le sud de la Chine, pour aller châtier les impudents pirates de la Corne de l'Afrique, les étendards du grand Zheng He flottaient dans tous les esprits. À l'aube du XVe siècle, le grand eunuque de la Cour, devenu l'amiral des Mers de l'Ouest, avait mené les grandes jonques chinoises jusque sur les côtes de Somalie, après avoir sillonné les eaux de l'océan Indien en sept expéditions, entre 1405 et 1433. Les grandes aventures maritimes de la dynastie Ming vers « l'au-delà de l'horizon » avaient duré une trentaine d'années, avant que l'Empire ne se referme sur lui-même. Alors que la Chine avait inventé bien des lustres avant les Européens le compas de navigation ou le gouvernail d'étambot, elle allait laisser la maîtrise des mers aux Occidentaux. En 1500, un édit impérial punissait de mort quiconque entreprendrait de construire un navire de plus de deux mâts et donc taillé pour la haute mer...
Les temps sont à nouveau au grand large. Bien sûr, l'armada du président Hu Jintao - avec ses deux destroyers et leur nounou logistique - est plus modeste que la « Flotte des trésors » dépêchée par l'empereur Zhu Di, forte de 200 esquifs embarquant plus de 27 000 marins, soldats ou scientifiques. Mais la décision chinoise n'en est pas moins symbolique, à plus d'un titre. Sur le versant diplomatique, d'abord, Pékin se pose un peu plus en acteur à part entière du grand jeu international. Pour Li Wei, du China Institute of Contemporary International Relations, pas de bascule dans une nouvelle « diplomatie de la canonnière » cependant. « La Chine ne fait qu'assumer ses responsabilités internationales, explique-t-il, avec le confort d'une opération légitimée par l'ONU et pour une cause consensuelle. » Au passage, les Chinois ne sont sans doute pas fâchés de montrer à New Delhi qu'océan Indien ne signifie pas « océan des Indiens ».
Sur le plan militaire, ensuite, les Chinois doublent un petit cap puisque même si l'ennemi est de faible stature, ils pourraient cette fois-ci être amenés à faire parler la poudre. Jusqu'à présent, que ce soit au Liban ou au Soudan, Pékin n'avait déployé que des éléments logistiques. Cette dimension opérationnelle a d'ailleurs sa part de risques. Pour leur première grande sortie en haute mer, les marins chinois sont observés de près par toutes les marines occidentales croisant entre Aden et Mombasa. Et des besoins de coordination avec les « alliés » pourraient amener les si secrets militaires chinois à se dévoiler un peu. Or, des problèmes d'organisation ou techniques rencontrés par leurs navires feraient perdre la face aux amiraux de Pékin. Même si la flotte chinoise affiche sur le papier un tonnage impressionnant, elle compte encore peu de bâtiments très modernes et ses capacités tactiques restent à prouver.
Une volonté d'hégémonie régionale
Côté mer, enfin, le signal est clair : la Chine affiche en douceur ses nouvelles ambitions navales. Pour quelles raisons cette puissance continentale, traditionnellement autocentrée, se retourne-t-elle aujourd'hui vers la mer ? Il y a Taïwan, toujours, mais aussi à l'évidence une volonté d'hégémonie régionale et le souci de sécuriser des routes maritimes essentielles pour l'approvisionnement énergétique. En cas de conflit, une flotte américaine pourrait aisément fermer le vital détroit de Malacca par lequel passe 80 % du pétrole importé chinois. Sous la dynastie Ming, une lutte permanente opposait les eunuques, partisans d'une ouverture sur l'extérieur, et les lettrés confucéens, campant sur une ligne plus traditionnelle et domestique. Il est savoureux de voir que ces clivages ont passé l'épreuve des siècles, même si l'on parle aujourd'hui de « réformateurs » et de « conservateurs ». Avec des divergences toujours sur le degré d'ouverture de la Chine, mais un relatif consensus sur l'affirmation d'une puissance renaissante. La crise économique mondiale actuelle et les difficultés américaines renforcent d'ailleurs les Chinois dans la conviction que l'heure d'un rééquilibrage des forces en Asie-Pacifique a sonné. Aux États-Unis, des voix s'alarment déjà d'une suprématie de la VIIe flotte américaine menacée à terme par la montée en puissance de la marine chinoise.
Pour donner corps à son nouveau tropisme océanique, Pékin a poussé les feux tant dans le domaine civil que militaire. En 2000, le gouvernement chinois a lancé le plan « Haute Technologie maritime ». La machine s'est mise en branle avec la même démesure qu'à l'époque de Zheng He, quand 50 millions d'arbres avaient été abattus pour construire une flotte sur les rives du fleuve Bleu. Aujourd'hui, les chantiers navals chinois besognent de la tôle à plein régime. Ils se sont hissés à la 3e place mondiale et devraient faire la course en tête avant 2020. Côté quai, sept des vingt premiers ports mondiaux sont aujourd'hui chinois. Le commerce extérieur de la Chine dépend à 90 % des voies maritimes et les industries de la mer pèsent pour plus de 10 % du PIB chinois.
L'Armée populaire chinoise (APL), aussi, a dû s'ouvrir à l'air marin. « Le 5 livre blanc élaboré en 2006 concrétise la prise de conscience maritime de Pékin, entamée à l'orée des années 1990, explique Olivier Zajec, de la CEIS (Compagnie européenne d'intelligence stratégique), l'ordre des priorités s'y déplace d'une armée de terre traditionnellement dominante vers une marine et une armée de l'air désormais choyées » (*). Des experts comme Li Cheng et Scott W. Harold ont noté que le comité central du PCC et la commission militaire centrale se coloraient de bleu, en hébergeant de plus en plus d'aviateurs et de marins. Ils représentaient 27 % de l'élite militaire chinoise en 2007, contre 14 % en 1992. Les moyens, les bateaux donc, suivent. Et Pékin avance de moins en moins masqué. Le 23 décembre dernier, le ministère chinois de la Défense a pour la première fois confirmé officiellement que la Chine avait l'intention de construire un porte-avions. Le geste n'est pas anodin puisque jusqu'à présent, le sujet restait dans le flou pour ne pas effrayer les voisins. En fait, la Chine envisagerait de se doter de quatre porte-avions, les deux premiers pouvant être mis en chantier cette année pour être opérationnels en 2015. Il y a aussi le porte-avions Varyag, acheté à Moscou et depuis scotché au quai mais qui pourrait servir à des expérimentations. « La mise en oeuvre d'un porte-avions nécessite la synchronisation de systèmes d'armes très complexes et cette maîtrise prend du temps, d'autant que les Chinois vont agglomérer des technologies propres et russes, confie un expert, et les futurs porte-avions chinois seront de taille moyenne. » Pas de quoi rivaliser avec les 12 porte-avions géants américains, mais assez pour asseoir sérieusement une puissance régionale. D'autant que les Chinois ont des atouts plus crédibles sous la mer. Ils disposent de sous-marins d'attaque classiques et nucléaires et travaillent dur à améliorer leur maîtrise encore imparfaite de l'arme nucléaire sous-marine.
Action contre les pirates du golfe d'Aden
À l'est comme au sud des mers de Chine, les rivalités et sujets de frictions ne manquent pas tout au long des 14 500 kilomètres de limites maritimes et Pékin revendique l'entière souveraineté de quatre millions de kilomètres carrés de mer. Les contentieux, autour de bouts de rochers et de carrés d'eau, affleurent avec plus d'une demi-douzaine de pays, du Japon au Vietnam en passant par les Philippines, l'Indonésie, la Malaisie, Brunei... Ces jours-ci, une querelle a ressurgi entre Tokyo et Pékin, les Japonais reprochant à la Chine d'exploiter un gisement de gaz dans une zone contestée de la mer de Chine orientale, en violation d'un accord passé en juin. En sus de l'Inde aux fortes ambitions maritimes, le Japon est d'ailleurs le principal concurrent de la région sur le plan naval. À plusieurs reprises, des sous-marins chinois sont ainsi allés tester les sonars japonais. Et en envoyant des navires contre les pirates du golfe d'Aden, la Chine a marqué des points par rapport au rival japonais, qui hésite encore pour des barrières constitutionnelles. Il y a deux jours, Washington a encore exhorté Tokyo à dépêcher des bateaux au large de la Somalie.
Si les Chinois ont depuis longtemps entrepris de faire un lac chinois des « eaux vertes », celle peu profondes des mers de Chine orientale et méridionale, ils devraient de plus en plus s'aventurer sur les « eaux bleues » du grand large. En océan Indien, Pékin fabrique minutieusement son « collier de perles », comme on appelle ce chapelet de bases situées à Gwadar au Pakistan, à Chittagong au Bangladesh, à Marao aux Maldives ou sur les îles Cocos en Birmanie. Alors que la Santa Maria de Christophe Colomb et ses 85 pieds de long fait figure de petite annexe à côté des 400 pieds de la jonque amiral de Zheng He, la Chine a laissé la « première mondialisation », celle du temps des grandes découvertes, se faire au profit aux Occidentaux. Tout laisse penser qu'elle entend bien s'inscrire dans le sillage du nouveau grand mouvement mondial.
(*) « Le Monde diplomatique » du 1-09-2008
PHOTO - Chinese Rear Admiral Xiao Xinnian (C), Deputy Chief of Staff in the PLA Navy briefs the media during a press conference at the Ministry of National Defense (MND) in Beijing on December 23, 2008, where China warned Somali pirates against attacking warships it plans to send to the Gulf of Aden, saying it was well prepared to interdict any potential piracy attempts in international waters / AFP
© 2009 Le Figaro. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire