vendredi 6 février 2009

Les réfugiées du Lotus Bus - Anne Chemin

Le Monde - Page Trois, vendredi, 6 février 2009, p. 3

Emmitouflées dans de grands manteaux noirs, elles se pressent à l'intérieur du bus en tapant des pieds pour se réchauffer. Il est 20 h 30, le Lotus Bus de Médecins du monde vient de se garer non loin du carrefour Strasbourg-Saint-Denis, à Paris, et elles sont déjà une dizaine à patienter dans le froid et l'humidité. " Elles connaissent nos horaires, sourit Hélène Lebail, l'une des bénévoles du programme. Beaucoup sont là avant même que nous arrivions. "

Debout devant le comptoir installé à bord du bus, une Chinoise sort de son sac une petite carte chiffonnée dotée d'un simple numéro. Mélanie Quétier, la coordinatrice du programme, prend la carte, inscrit la date au tampon encreur et donne à la jeune femme 24 préservatifs et un tube de gel lubrifiant. " Sur les cartes, nous ne mettons ni nom ni photo, précise-t-elle. Nous voulons préserver leur anonymat. "

Ce soir-là, une cinquantaine de femmes passent voir l'équipe de Médecins du monde. Toutes sont prostituées, la plupart sont sans papiers, rares sont celles qui parlent français. Les quatre bénévoles qui travaillent avec Mélanie Quétier sont sinophones, et l'une d'elles est interne en médecine : elle peut orienter les femmes vers un service de soins, répondre aux questions médicales, juger d'une urgence.

Transie de froid, une Chinoise d'une quarantaine d'années grimpe dans le bus avant de sortir de son sac une quittance d'hôpital. " C'est une facture, mais ne vous inquiétez pas, sourit Mélanie Quétier. Regardez, il y a écrit "payé" dans l'encadré, là, en bas. Tout va bien. " Soulagée, la jeune femme range ses papiers, tend sa carte numérotée et prend les préservatifs.

Venue du nord de la Chine, cette femme a travaillé dans la restauration, à Paris, avant de se retrouver au chômage. Elle s'est ensuite prostituée mais les bleus qu'elle portait sur le corps ont fini par l'inquiéter : après examen, les médecins ont détecté une thrombopénie, une maladie caractérisée par une insuffisance de plaquettes sanguines. Soignée en France, elle a obtenu un titre de séjour pour soins.

Elle vient de recevoir une convocation de la préfecture pour le renouvellement de son titre de séjour mais elle hésite à y aller seule. Les bénévoles lui proposent leur aide mais, après avoir réfléchi un instant, elle leur assure dans un sourire qu'elle se débrouillera. " Elle est l'une des plus anciennes du Lotus Bus, note Mélanie Quétier. Aujourd'hui, elle est suivie médicalement, elle a des papiers et elle parle un peu français. Elle peut faire des démarches toute seule, c'est un parcours plutôt réussi. "

Cette histoire est cependant rarissime : l'immense majorité des prostituées chinoises qui fréquentent le Lotus Bus vivent dans une extrême précarité. Toutes, ou presque, sont en situation irrégulière, aucune, ou presque, ne lit ni ne parle le français, et la plupart ignorent tout des droits sociaux ou du système de soins français. Elles vivent dans des chambres surpeuplées : pour 100 à 150 euros par mois, elles louent une couchette dans des chambres surpeuplées à des marchands de sommeil.

Leurs histoires de migration se ressemblent : selon Médecins du monde, qui a interrogé 96 de ces femmes en 2007-2008, plus de la moitié viennent du Dong Bei, une région industrielle en déclin située dans le nord-est de la Chine. Avec la fermeture des entreprises d'Etat, beaucoup ont découvert le chômage. " Les habitants de cette région, instruits et habitués à un niveau de vie moyen, se sont retrouvés soudainement en marge de la société ", constate l'association dans son enquête.

Cette prostitution chinoise ne ressemble nullement aux autres. Les femmes sont plutôt âgées - 65 % ont plus de 40 ans - et toutes, ou presque, ont laissé un enfant derrière elles : 90 % déclarent avoir un fils ou une fille en Chine. " Ce sont les pressions financières, souvent dues à l'importance des frais de scolarité de l'enfant ou à la préparation d'un mariage prochain, qui les ont poussées à quitter leur pays ", constate Médecins du monde.

La prostitution leur permet de rembourser leur dette de voyage (7 000 à 15 000 euros) et d'envoyer de l'argent en Chine mais elle les plongent souvent dans la honte et la violence. " Si vous avez été agressée, n'hésitez pas à en parler avec les membres de l'équipe ", précise une pancarte en chinois affichée au-dessus du comptoir du Lotus Bus. " Elles sont confrontées à la violence des clients, mais aussi au harcèlement de la police ", résume Mélanie Quétier.

Malgré l'heure tardive, les prostituées chinoises continuent à se presser dans le Lotus Bus. Elles prennent les préservatifs, échangent quelques mots avec l'équipe mais la plupart ne s'attardent pas. " Il y a beaucoup de policiers, explique l'une d'elles en chinois. J'habite à Belleville, je travaille porte Dorée ou à Strasbourg-Saint-Denis mais en décembre, j'ai été arrêtée plusieurs fois pour racolage. Il faut payer des amendes, j'ai peur. "

La soirée est maintenant bien avancée, le Lotus Bus plus calme, les bénévoles plus disponibles. Une femme chinoise entre et tend sa carte pour obtenir des préservatifs et du gel. Au cours d'une discussion sur les règles de prévention, la prostituée raconte avoir été confrontée à une rupture de préservatif. Malgré les risques de contamination, elle n'a pris aucun traitement post-exposition contre le sida.

Juliette Gueguen, l'interne, lui propose un entretien au fond du bus, dans un petit espace protégé par un rideau fleuri. La prostituée prend le temps de s'asseoir, discute avec une bénévole chinoise, raconte avoir été victime d'une fellation forcée sans préservatif il y a un mois et d'une rupture de préservatif il y a une semaine. Elle se dit protégée d'une grossesse par un implant posé en Chine, il y a cinq ou six ans.

Derrière les vitres sans tain, Juliette Gueguen lui explique qu'il faut, dans ce cas, aller aux urgences dans les quarante-huit heures pour obtenir un traitement post-exposition du VIH. Elle lui indique également un centre de dépistage afin qu'elle fasse un test dans deux mois et une consultation de gynécologie dotée d'un interprète pour faire le point sur sa contraception. La jeune femme range dans son sac la documentation en chinois, sourit et quitte le bus, le visage apaisé. Elle a, ce soir, trouvé à qui parler.

Une immigration récente

EN FRANCE, la prostitution chinoise de rue est une prostitution récente : selon Médecins du monde, les premières vagues de migration datent du début des années 2000. Dans une enquête menée, de septembre 2007 à janvier 2008, auprès de 93 prostituées chinoises, l'association souligne que plus des deux tiers vivent à Paris depuis moins de trois ans.

Originaires pour la plupart du Dong Bei, ces prostituées ne savaient pas ce qui les attendait. " Elles travaillent d'abord dans les secteurs traditionnellement investis par les Whenzou, comme la confection ou la garde d'enfants auprès de patrons chinois, note le rapport. Victimes d'exploitation et de mauvais traitements, de harcèlement mais aussi de préjugés discriminatoires à l'intérieur même de la communauté, elles se tournent vers la prostitution. "

Créé en 2004, le Lotus Bus de Médecins du monde part à la rencontre de ces femmes afin de favoriser leur accès aux soins et aux droits. Financé par la Mairie de Paris, le groupement régional de santé publique d'Ile-de-France et le Sidaction, il stationne trois fois par semaine dans des quartiers fréquentés par les prostituées chinoises. Près de 500 femmes s'y rendent régulièrement.

Ces Chinoises ne sont pas préparées à la prostitution : âgées en moyenne de 42 ans, elles ont été éduquées en Chine, " à une époque où toute relation extra-maritale était lourdement condamnée, où l'existence d'infections sexuellement transmissibles était niée et où l'épidémie de sida était réputée ne toucher que les étrangers ", note Médecins du monde.

Beaucoup ignorent les modes de transmission des infections sexuellement transmissibles. Selon le rapport, 70 % ont déjà été confrontées à une rupture de préservatifs, mais elles " sont mal informées sur le traitement post-exposition et n'ont pas le réflexe d'aller aux urgences ". Malgré les risques, 44 % de ces femmes n'ont jamais fait de tests de dépistage du VIH.

Dans le Lotus Bus, les prostituées chinoises peuvent obtenir des préservatifs et bénéficier de conseils et d'écoute. " Nous leur donnons des brochures en chinois sur la prévention des infections, nous leur indiquons des consultations médicales qui ont des interprètes, et nous les accompagnons, si nécessaire, aux rendez-vous médicaux ", note la coordinatrice du programme, Mélanie Quétier.

La plupart du temps, cette prise en charge ne peut se cantonner aux soins médicaux. " Ces femmes sont confrontées à des violences, des arrestations pour racolage ou des problèmes de papiers, ajoute Mélanie Quétier. Nous sommes là pour les accompagner au commissariat pour un dépôt de plainte, pour rédiger une lettre en français ou pour les aider à constituer un dossier de régularisation pour soins. "

Anne Chemin

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VOIR AUSSI LA VIDÉO - Lotus Bleu, prostituées chinoises

1 commentaires:

Anonyme a dit…

Je cite l'article au sujet d'une prostituée, la dénommée Mélanie Quetier déclare: c'est un parcours plutôt réussi. En effet venir de Chine pour être putain à Paris, on ne peut rêver mieux.Quel magnifique parcours.Bravo à médecins du monde de soutenir et encourager les femmes Chinoises à finir putains dans notre belle capitale.