Le philosophe compare l'essor économique du géant chinois et celui de la Russie qui lui apparaît, en dépit de la rente pétrolière, comme « une fiction Potemkine ».
À Davos, rendez-vous du beau linge planétaire, financiers et diplomates prêtèrent une oreille attentive au premier ministre russe, M. Poutine lui-même, et à son homologue chinois, Wen Jiabao. Les inévitables piques anticapitalistes et antiaméricaines avaient perdu de leur mordant. Preuve que nous étions tous embarqués sur le même bateau ? Certes, mais pas à la même place ! Bien que les discours russes et chinois véhiculent d'identiques atavismes idéologiques, les comportements géopolitiques qu'ils recouvrent diffèrent du tout au tout. La crise mondiale, qui n'épargne pas nos deux puissances postcommunistes, manifeste combien leurs destins désormais divergent. La Chine incarne une énorme volonté de puissance, elle travaille dans la longue durée. La Russie, colosse aux pieds d'argile, sacrifie tous azimuts à l'esprit de nuisance.
L'élite russe se crut longtemps préservée des miasmes d'une faillite « américaine ». Mal lui en prit. Plus d'un tiers des réserves a disparu, le rouble est en chute libre, les banques flanchent, les oligarques pleurent misère et tendent la main au Kremlin, le budget 2009 s'annonce en déficit. Les caisses se vident, mais la morgue gonfle ! Cette crise paradoxalement n'affecte pas l'arrogance d'un Poutine plus doué en stratégie qu'en économie. Il tient la dragée haute à l'UE, il défie déjà Obama fraîchement installé dans le Bureau ovale. Il revendique le monopole de la fourniture et de la distribution de l'énergie fossile en Europe, l'Allemagne et l'Italie obtempèrent égoïstement, quitte à financer les tuyaux de Gazprom. Il ne respecte pas l'accord de cessez-le-feu avec la Géorgie qu'avait négocié Nicolas Sarkozy, pour lui un traité n'est que chiffon de papier et l'Europe s'en accommode. Il expulse les Américains du Kirghizstan en achetant le pays pour 1,5 milliard et marchande le passage des convois alliés vers l'Afghanistan. Il réactive son aide au nucléaire iranien, rompt l'embargo. Et nul ne bronche. Pourquoi le Kremlin ne renforcerait-il pas sa capacité d'obstruction et de nuisance ? Elle nous rend si serviables.
Le « miracle économique » poutinien, alimenté par le haut prix du baril, se révèle pure fiction Potemkine. Dix années de rente pétrolière ont décuplé la corruption, nourri la bureaucratie, entretenu de faméliques pensions et retraites, enrichi à un point inimaginable les maîtres de la Russie et fini dans les paradis fiscaux. Aucun décollage industriel, à la différence d'une Chine qui accède au troisième rang de l'économie mondiale. Trois décennies d'ouverture du marché ont permis à des centaines de millions de Chinois d'échapper à la plus extrême des misères. Du coup, la Chine ne trouve aucun intérêt dans une pyromanie de style russe. Elle ne joue pas avec le feu, bien qu'une fraction de militaires et les cadres du Parti unique s'y amuseraient volontiers, histoire de réprimer les citoyens intellectuels ou non (des milliers de courageux ont signé la charte 2008 pour la liberté), histoire de casser les mouvements sociaux et la volonté d'autonomie du Tibet. Pour l'instant, au prix d'une organisation semi-esclavagiste du travail, les dirigeants chinois conduisent une tout autre partie.
Simultanément alliés et rivaux, Pékin et Washington jouent serré. La Chine a besoin de vendre au consommateur yankee, Wall Street et le Pentagone ont besoin de l'épargne chinoise investie en bons du Trésor et autres titres d'obligations américains. C'est donnant-donnant et si possible gagnant-gagnant. Pareille solidarité, fondée sur l'intérêt et pas sur les sentiments, suscite la stupéfaction de ceux mêmes qui en bénéficient. Ainsi Obama et son secrétaire au Trésor, Tim Geithner, accusent-ils leur partenaire numéro un de manipuler sa monnaie (le yuan). Les Chinois sourient : la cigale emprunteuse et ruinée « ayant chanté tout l'été » est mal placée pour faire la morale à des fourmis économes mais aussi prêteuses. En fait le G2 Washington-Pékin - la « Chimerica » selon l'historien Niall Ferguson - domine le monde.
Les miracles économiques des pays émergents autant que les bulles destructrices des crises successives ponctuent depuis trente ans une mondialisation inouïe du crédit. Nous vivons à notre insu dans une économie de la dette. Les grands pays déficitaires (États-Unis, Royaume-Uni, France, Espagne, Italie, Australie) côtoient les grands excédentaires (Chine, Japon, Allemagne). Puisqu'en cas de récession prolongée tous trinqueront, quelques miettes de raison dissuasive leur commanderaient de s'entendre au bord d'un gouffre commun. Quand Dom Juan, selon Molière, dépensait sans compter, Monsieur Dimanche son tailleur lui faisait crédit. Le couple typique d'une économie de la dette a dominé l'Ancien Régime et favorisait sur plusieurs siècles, de crise en crise, les classes émergentes urbaines et rurales. Bourgeois et petits propriétaires fonciers prêtaient, les nobles « flambaient ». Nous en sommes mondialement là, ni la Chine, ni le Brésil, ni l'Inde ne misent sur le chaos, à la différence de la Russie de M. Poutine et au grand dam des éternels Besancenot anticapitalistes désunis de tous pays.
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