lundi 23 mars 2009

En chair et en eau - Sylvie Kauffmann

Le Monde - Dernière heure, samedi, 21 mars 2009, p. 32

Tout petit déjà, Luo Xiaotong aimait la viande. Violemment. A tel point que, dans son village, qui était d'ailleurs un village de bouchers, il était connu comme un « enfant-viande ». Quand ses parents se chamaillaient, il mangeait de la viande dans un coin pour passer le temps. « Mon père aimait la viande et sa préférée, c'était la tête de porc. » Il en rapportait régulièrement, de ces belles têtes de porc « aux joues blêmes et à l'extrémité des oreilles écarlate. C'était le bonheur, en chair et en os : pour un glouton comme moi, l'essentiel de la vie heureuse consistait à se bourrer de viande ».

Puis les choses se sont gâtées. Le père est parti avec une autre femme et la mère a banni la viande de la maison, livrant son petit carnivore aux tortures de la privation. Le désir de viande de Xiaotong a alors tourné à l'obsession. Séduit par l'ingéniosité de l'homme le plus riche du village, qui a fait fortune en vendant de la viande gonflée d'eau aux citadins crédules, il a transformé son addiction en don exceptionnel, gagné des concours de mangeurs de viande, puis est lui-même devenu un jeune prodige du mouillage de la viande. L'idée de génie de procéder à l'injection d'eau non plus après l'abattage des animaux mais avant, procédé pudiquement appelé « rinçage », pour détourner les curieux de l'usine de transformation de la viande, c'est lui. La prospérité grâce à cette usine qui tournait à plein rendement, c'est lui. Et si d'aventure les curieux - des journalistes, par exemple - persistaient, on avait les moyens, derrière les hauts murs de l'usine, de les faire taire.

Tout ça, bien sûr, est de la fiction, racontée avec truculence et bien plus de péripéties encore par le romancier chinois Mo Yan dans un livre écrit en 2003, mais tout récemment traduit en français par Noël et Liliane Dutrait et publié au Seuil sous le titre Quarante et un coups de canon. L'enfant-viande est aussi un « enfant-canon », comme on appelle « un enfant qui aime se vanter et mentir » - d'où le titre du livre, qui comporte 41 chapitres. Mo Yan vit en Chine et la critique féroce qu'il nous livre, en 41 coups de canon, d'une société prête à toutes les bassesses, avec la complicité des puissants, pour des gains faciles n'en est que plus percutante.

Mais voilà que la réalité dépasse la fiction. Au cours de la dernière séance annuelle de la Conférence consultative du peuple chinois, vénérable assemblée dont le nom à lui seul laisse deviner l'importance, un délégué, Feng Ping, a tiré le signal d'alarme sur les conséquences pour les consommateurs de la pratique d'injecter de l'eau dans la viande. Selon lui, cette pratique s'est répandue en toute impunité depuis vingt ans - depuis, en gros, la fin du monopole d'Etat sur le commerce des porcs, en 1985, et son ouverture au secteur privé. Il est urgent, a imploré le délégué, de mettre en place un système d'inspection sérieux.

Il se trouve que Feng Ping est aussi expert auprès du Centre de recherche sur la production de viande, ce qui lui confère quelque autorité sur la question. C'est le journal Nanfang Zhoumo, réputé pour son audace, qui rapporte son intervention. Il précise que l'injection d'eau se fait souvent dans l'estomac des bêtes avant l'abattage. Et ce n'est pas d'eau de source qu'il s'agit : souvent, l'eau provient des égouts, ou bien est passée par des circuits industriels - quand elle n'est pas agrémentée de substances chimiques. De l'atropine aurait ainsi été utilisée afin de dilater les vaisseaux sanguins, de manière à pouvoir injecter davantage d'eau.

C'est là que le parallèle avec le roman de Mo Yan est saisissant. L'un de ses héros injecte dans la viande, mêlée à l'eau, de la formaline, solution à base de formol qui désinfecte et régénère la viande flétrie. « Chez nous, dit-il, qu'il s'agît de peste porcine, d'érysipèle de la vache, de fièvre aphteuse, on avait toujours un moyen pour traiter et donner à la viande une belle apparence. » Quant à la dimension éthique de l'opération, elle n'est guère plus évoquée dans la réalité que dans la fiction. Mo Yan situe le grand succès du mouillage de la viande à l'époque dite de « l'accumulation primitive ». Qu'est-ce que l'accumulation primitive ? « C'est quand tout le monde gagne de l'argent par tous les moyens, et sur l'argent de chacun est collé le sang d'autrui », répond le même héros.

Les révélations de Feng Ping n'ont pas étonné pas les experts occidentaux, pourtant très positifs sur la nouvelle loi sur la sécurité alimentaire, adoptée le 28 février, dans la foulée du scandale du lait frelaté qui a rendu malades près de 300 000 bébés et en a tué au moins six. « La mélamine a été un électrochoc », souligne un expert européen.

Cela explique sans doute que, dans un récent sondage, la sécurité alimentaire apparaisse comme le souci numéro un des Chinois. Elle risque de le rester encore quelques années. Au moins tant qu'existera un système « à deux vitesses », dit cet expert : une filière « sûre » pour les produits destinés à l'exportation en Occident et au Japon, et une filière pour le marché intérieur, ce qui, en matière de viande, veut dire bétail non identifié et usines non inspectées. La filière canon, en quelque sorte.

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