lundi 16 mars 2009

INTERNET - «Caonima», le clip qui fait la nique à Pékin - Pascalle Nivelle

Libération, no. 8663 - Monde, samedi, 14 mars 2009, p. 6

En jouant sur le registre animalier, des Chinois utilisent le double sens des mots en mandarin pour critiquer le régime. La vidéo fait un carton sur Internet et le caonima, créature mi-chèvre mi-lama, est devenu une star.

Sans la dernière campagne anti-obscénités du Bureau de l'information du conseil des Affaires d'Etat chinois, le «cheval de l'herbe et de la boue» n'existerait pas. Depuis son apparition sur la Toile, ce caonima a attiré 1,5 million de visiteurs. Une popularité sans précédent en quelques semaines : peluches, clips, chansons, dessins animés, parodies de l'émission le Monde des Animaux de la CCTV, la télévision d'Etat, il est partout. Et tout le monde, jusqu'aux plus sérieux cinéastes, universitaires ou anthropologues, chante «Je suis un cheval de l'herbe et de la boue».

A la seule lecture, cela ne veut strictement rien dire d'autre. Mais attention à la prononciation : cao ni ma («herbe-boue-cheval») est aussi, phonétiquement, la pire des injures en mandarin. Un «nique ta mère» d'avant le rap et les banlieues. Dire caonima à un Chinois, c'est s'exposer à de sérieux ennuis. C'est pourtant une bestiole adorable, croisement entre un lama des Andes et une chèvre de Mongolie (1).

La chanson qui l'a lancé raconte qu'il vivait paisiblement dans le désert de Male-Gobi (que l'on peut prononcer «sexe de ta mère»). Jusqu'au jour où des crabes de rivière ont débarqué et ont commencé à lui manger l'herbe sous la langue. Les méchants crabes s'appellent hexie, à la fois «rivière crabe» et «harmonie» en mandarin. Comme chacun sait, du moins en Chine, «harmonie» est le mot préféré du président Hu Jintao depuis le séminaire des dirigeants et cadres principaux du Parti communiste chinois (PCC), en 2005. En République populaire, la société est harmonieuse, la politique est harmonieuse, les dirigeants sont harmonieux. Même les crabes qui menacent les gentils caonima. Heureusement, ceux-ci sont «vifs, intelligents» et courageux : «Les crabes de rivière ont fini par disparaître», dit la chansonnette truffée d'allusions graveleuses qui tourne sur Internet.

Peluches. A Canton, le dernier chic est d'offrir un couple de caonimas en peluche, un beige et un blanc, avec certificat de naissance estampillé par le «planning familial de l'administration des animaux mythiques du Male-Gobi». Ils s'achètent partout dans les magasins de jouets, les bars, la rue, pour 39 yuans (un peu plus de 4 euros).

La campagne anti-obscénités, lancée conjointement par sept ministères (dont celui de la Sécurité publique), a permis aux autorités de fermer 2 000 sites et 250 blogs depuis le 5 janvier. Des sites pornographiques ou qui «s'opposent aux valeurs du mariage ou heurtent l'éthique et la morale» ont disparu, mais pas seulement. L'offensive de nettoyage a aussi éliminé des sites contestataires. Bullog.com, lieu de rendez-vous des blogueurs libres penseurs et des signataires de la Charte 08, un manifeste en faveur de la démocratie, a notamment été censuré sans raison officielle. Xiao Qiang, professeur de l'université de Berkeley (en Californie) et spécialiste du Net chinois, a qualifié cette campagne comme étant «la plus brutale répression depuis des années».

Les futés caonimas, qui jouent sur les homonymies en mandarin, sont jusque-là passés à travers le filet. Chevaux et crabes harmonieux continuent de courir dans leur désert virtuel, et les auteurs anonymes s'en donnent à coeur joie, parodiant des interviews d'éleveurs et des scènes de films de Walt Disney vus des milliers de fois. Le phénomène n'a certainement pas échappé au bureau de l'Information. Mais comment sanctionner techniquement des mots comme «herbe», «cheval», «boue» ou «Gobi» ? Ou pire, «harmonie» ? L'antienne de Hu Jintao est d'ailleurs devenue synonyme de censure sur Internet. Lorsqu'un blogueur annonce qu'il a été «harmonisé», tout le monde comprend.

Des intellectuels parmi les plus sérieux se penchent sur le phénomène du «cheval de l'herbe et de la boue». Cui Weiping, critique de cinéma et professeur à l'Académie du film de Pékin, voit dans la ritournelle chantée par des voix enfantines «un message clairement subversif». «Le message est : Je sais que vous m'interdisez de dire certaines choses, alors je collabore, d'accord ? Même si c'est entendu par le monde entier, vous ne pourrez pas dire que j'ai enfreint la loi», analyse-t-elle sur son blog. Pour l'anthropologue Guo Yuhua, le cheval est «l'arme des faibles» : «Il ne faut pas sous-estimer ce type d'expression, c'est l'indice d'un libre choix. Ou on devient une chèvre apprivoisée silencieuse, ou bien on devient un cheval de l'herbe et de la boue, courageux et rebelle.»

«Vulgaires». Même compris comme un pied de nez à la censure, les caonimas choquent beaucoup par leur vulgarité en Chine. Beaucoup s'en amusent mais hésitent à en parler en public. Sur un forum de discussion, Guo Yuhua défend la provocation : «Si les crabes de rivière ne sont pas vulgaires, les chevaux ne le seront pas non plus... Si le gouvernement ne met pas de désordre, le Peuple fera pareil.» Sur Internet, certains conseillent de suivre «l'école caonima» et de créer des homonymes ou pseudonymes irréprochables pour chaque sujet litigieux. Nommer «Wang» la Charte 08, par exemple. Si la censure en faisait un mot-clé, 93 millions de citoyens chinois seraient éliminés de la Toile. Soit un nombre considérable de cadres du Parti communiste.


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