mercredi 1 avril 2009

L'ombre des «prisons noires» - Pascalle Nivelle

Libération, no. 8678 - Grand Angle, mercredi, 1 avril 2009, p. 30

Quand ils osent accuser les autorités locales ou leur patron, des Chinois se retrouvent séquestrés dans des geôles clandestines jusqu'à ce qu'ils retirent leur plainte. Comme Sun Yuyuan, une jeune femme qui en a réchappé.

Le 28 septembre 2007 à Pékin, Sun Yuyuan reçoit un appel sur son portable. Une convocation urgente près du commissariat de police de Tianqiao. Son affaire, lui dit-on, est en voie d'être réglée. Cela fait deux ans que cette petite femme d'une quarantaine d'années, médecin, se bat contre la direction de sa mine de charbon du Heilongjiang, province du nord de la Chine. Sun Yuyuan a dénoncé la corruption des dirigeants, fonctionnaires, qui avaient détourné des logements attribués au personnel. Depuis, elle a été licenciée. Un an plus tard, elle a porté l'affaire dans la capitale, devant le Comité des biens de l'Etat. Après des mois d'attente, dans les hôtels miteux, à des milliers de kilomètres de sa fille de 11 ans, ce coup de fil est un miracle.

Vers midi, elle approche du commissariat. Une berline noire ralentit à sa hauteur. Une porte s'ouvre, quatre hommes en civil l'obligent à monter : «J'ai reconnu l'accent de ma province. Dans la voiture qui commençait à rouler, les hommes se sont mis à me frapper brutalement. Bientôt, on est arrivés devant un hôtel où d'autres hommes armés de matraques électriques m'ont tabassée à leur tour. J'ai compris que j'étais dans une prison noire.» Les plaignants, ces victimes d'injustices venus à la capitale dans l'espoir insensé d'obtenir justice devant la plus haute juridiction de Chine, parlent avec épouvante des «prisons noires». Pékin en compterait une centaine. Ce sont des hôtels, des appartements, des caves ou des bureaux désaffectés, réquisitionnés et transformés en geôles illégales par des nervis au service des pouvoirs locaux. Les gêneurs, toujours des victimes d'injustices, y sont détenus un jour, un mois, ou plus, avant d'être renvoyés dans leur province. Ils n'en sortent qu'après avoir signé la promesse d'abandonner toute poursuite contre l'entreprise d'Etat, l'administration ou le petit patron qui les a spoliés. «Ces lieux sont tenus dans la plus totale illégalité par les représentants officiels des gouvernements de province, explique Teng Biao, professeur de droit à l'université chinoise de droit et de sciences politiques de Pékin. Les gens y sont humiliés, insultés, frappés par des voyous à la solde des pouvoirs locaux».

Porte blindée et barreaux

Sun Yuyuan a réussi à s'échapper rapidement. Le dos brisé, les membres tuméfiés, elle a tenté de porter plainte au commissariat de police le plus proche : «Trouvez où vous avez été détenue, qui vous a maltraitée, faites constater vos blessures et revenez», lui a-t-on dit. Su Yuyuan n'avait que 300 yuans (30 euros) en poche. Aucun hôpital n'a accepté de faire le constat. Des mois sont passés, pendant lesquels elle a continué de porter plainte, tout en poursuivant son affaire de corruption.

Le 22 août 2008, alors que Pékin célébrait la fin des Jeux olympiques, une voiture, de nouveau, s'est arrêtée le long du trottoir. Cette fois, des hommes l'ont raccompagnée jusque dans sa petite ville du nord. Directement dans une autre prison noire. Une résidence banale, où étaient enfermés une vingtaine d'autres plaignants. Elle y est restée trente-trois jours, sans pouvoir prendre contact avec sa famille. «Nous étions gardés par des gens en civil, des policiers qui avaient été sélectionnés dans les commissariats de ma ville. Ils étaient brutaux, nous tabassaient pour un oui ou un non. Nous étions quatre dans des pièces avec des portes blindées, des fenêtres à barreaux et des caméras de surveillance. Nous ne pouvions pas nous laver, la nourriture était infecte.» Pendant un mois, personne ne lui répond. Elle finit par être libérée, sur la promesse de se tenir tranquille. Elle passe une journée chez elle, et le lendemain, reprend un train pour Pékin. Plus que jamais décidée à se battre. Cette fois, contre les «prisons noires».

Ces geôles clandestines, qu'aucun média ni aucun responsable politique n'a jamais dénoncées, sont apparues en 2003, à la suite d'un autre scandale. Sun Zhigang, un jeune employé de Wuhan arrêté sans ses papiers à Canton, avait été battu à mort dans un centre d'internement pour vagabonds. Ces centres administratifs, largement utilisés pour mettre à l'ombre les plaignants gênants, avaient été fermés après une vague de protestations sans précédent sur Internet. Les médias officiels qui avaient reçu pour une fois le feu vert, avaient relayé l'indignation. Le professeur de droit Teng Biao est l'un des avocats qui avaient milité pour la fermeture de ces centres : «Ce fut un moment rare, l'opinion publique, les journalistes et le pouvoir ont été en phase, raconte-t-il, on a considéré cela comme un succès, un pas important vers plus de justice. Mais peu après, les prisons noires sont apparues. C'était pire

Les dizaines de milliers de plaignants, ou pétitionnaires, qui tentent d'obtenir justice dans toutes les provinces de Chine, sont devenus encore plus vulnérables, exposés à des internements arbitraires dans des lieux qui n'ont aucune existence officielle. En quelques années, la pratique est devenue un système rôdé et même rentable, car les provinces paient cher l'hébergement des gêneurs. «Chaque province dispose d'un quota de plaignants. Si le quota est dépassé, les fonctionnaires sont mal notés et leur carrière en pâtit, explique Teng Biao, ils sont prêts à mettre le prix. Avec l'argent public qui passe dans les poches de leurs amis qui tiennent les hôtels...» La crise économique et la corruption grandissante aidant, le nombre de plaignants ne cesse d'augmenter. Et avec lui, le nombre de prisons noires, sas pratique pour rétablir les statistiques. «A Pékin, les prisons noires font office de tremplin pour renvoyer les gens chez eux, dit Zhang Jianping, un activiste du Jiangsu interviewé au téléphone. En province, elles servent à étouffer les scandales et à faire peur aux gens. Les pouvoirs locaux les appellent des "classes d'apprentissage de la loi".»

«Pékin encourage le système. Noter les fonctionnaires, c'est la seule façon de contrôler les provinces et la stabilité sociale, juge Guo Yushan, porte-parole d'une association pékinoise pour les droits civiques. Pendant les JO,les plaignants ont afflué au Bureau des plaintes de la capitale. Ils espéraient profiter de l'ouverture promise. C'est ce bureau qui appelait les représentants des provinces pour régler le problème. Lesprisons noires ont fleuri partout, les plaignants sont tombés dans un grand piège.»

Ces lieux secrets ouvrent et ferment au rythme des événements politiques. Le printemps, avec le traditionnel raout de l'Assemblée nationale populaire, le «Parlement» chinois, est une haute saison. Des milliers de pétitionnaires choisissent ce moment pour rôder aux alentours du palais du Peuple, espérant faire passer leurs doléances au pouvoir central. Une tradition héritée de l'époque des empereurs, qui a survécu à Mao et au «socialisme à caractéristiques chinoises» des dirigeants actuels. «Depuis des millénaires, les gens pensent que le pouvoir central est juste, explique Zhang Jianping. Mais en Chine, le pouvoir est au-dessus de la loi. Cela a toujours été vrai, sous les empereurs, comme sous le régime communiste.» Ancien pétitionnaire, tétraplégique depuis un accident pour lequel il n'a jamais été indemnisé, Zhang passe son temps à convaincre les plaignants d'abandonner leurs illusions et de se battre «pour exercer leurs droits». «Les lois existent et elles sont plutôt bonnes, dit un avocat de la mouvance. Le problème, c'est leur application.»

Beaucoup, avocats, juristes, militants sont prêts à aider les plaignants, même si la tâche est ardue. Dans sa petite association, Xu Zhiyong est parti en guerre contre les prisons noires. Professeur de droit et bénévole dans une association où défilent des gens plus désespérés les uns que les autres, il a pris des coups en voulant aller libérer un plaignant détenu dans un hôtel. Depuis, Xu Zhiyong a opté pour une autre méthode, les opérations commando : «Appeler la police ne sert à rien, ils sont de mèche avec les geôliers. J'y vais avec des journalistes volontaires et des caméras. Même s'ils ne réalisent jamais de sujet, car c'est interdit, cela impressionne les gardiens.» Pendant l'interview, son téléphone portable clignote : «Je suis à l'hôtel Ding Xinxiang, chambre 302, aidez-moi !» C'est l'occasion d'y aller, mais sans Xu Zhiyong, qui préfère doser ses interventions pour sa propre sécurité.

L'hôtel existe, dans un quartier calme du sud de la capitale. Dans la cour, deux véhicules de police immatriculés dans une province du nord. La réceptionniste fait de grands gestes, «toutes les chambres ont été réservées par une délégation». La dame du comité de quartier, très vite sur place, éclate de rire à l'évocation d'une prison noire dans ce quartier de retraités. «Une plaisanterie !» Mais elle refuse de nous laisser entrer. Les voisins rient aussi, ils n'ont rien vu, jamais. Depuis son portable, le plaignant de la chambre 302 envoie un texto : «Sauvez-moi !» Intervenir serait aggraver son cas. Selon des plaignants, une femme aurait disparu depuis des semaines près du Bureau des plaintes de Pékin. Elle avait donné son dossier, quelques feuillets photocopiés, à un touriste de passage, sous les yeux de policiers.

Malformation du bébé

Autour de ce bureau, au sud de Pékin, dans un quartier à moitié rasé pour la construction de la nouvelle gare du Sud, converge toute la misère du monde. Des gens en haillons harcèlent les étrangers de passage, leur fourrant dans la main des documents tachés et chiffonnés. Certains disent se battre depuis vingt ans contre leur expropriation illégale, ou la saisie de leur potager de 30 m2. Un homme brandit la photocopie en couleur d'un bébé joufflu, habillé en petit empereur. L'enfant, mal formé à la naissance parce que sa mère avait respiré des produits toxiques dans son usine, est mort à 4 ans. La famille n'a jamais été indemnisée. Malgré les policiers en uniforme (des gardes sans aucun pouvoir public), il veut parler. Le monde doit savoir, implorent les plaignants. La prison noire ne leur fait pas peur.

Dans le vent du nord, une petite femme frissonne devant l'imposant bâtiment du parquet général de Pékin. C'est Sun Yuyuan, le médecin de la mine du Heilongjiang. Pour la sixième fois, elle vient de déposer sa requête contre les prisons noires. «Un seul tribunal m'a donné une réponse, pour me dire que mon dossier n'était pas recevable. Ils ont enquêté, mais disent n'avoir rien trouvé dans la province de Jilin... qui n'est pas la mienne. Tout le monde se renvoie la balle», dit-elle d'un ton calme. Demain, elle tentera sa chance devant un autre tribunal. Sun Yuyuan n'a pas les moyens de saisir un avocat. Elle se bat seule. «Un jour, dit-elle, il y aura un procès contre les prisons noires

PASCALE NIVELLE

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