jeudi 21 mai 2009

ANALYSE - Les Chinois victimes d'une mémoire très sélective - Brice Pedroletti

Le Monde - Analyses, jeudi, 21 mai 2009, p. 2

Commémorer, c'est inciter à perpétuer la mémoire par un rite collectif. Pour celui de l'anniversaire du séisme du Sichuan, le 12 mai 2008, le ton a été donné : le président Hu Jintao, qui s'est rendu sur place, a sanctifié les opérations de sauvetage et de reconstruction comme " une victoire obtenue de haute lutte ", et rappelé que " l'unité fait la force ". Sur la place Tiananmen, à Pékin, des jeunes, vêtus de tee-shirts blancs, se sont rassemblés en criant : " Courage, la Chine ! "

Mais les médias n'ont pas soufflé mot de ceux que le train de l'histoire officielle a laissés sur le quai : les parents des enfants morts dans des écoles à la construction bâclée. Cette histoire d'homicide par négligence et corruption se répétera si toute la lumière n'est pas faite sur les causes de l'écroulement des écoles. Surveillés par la police, parias de l'histoire officielle, certains se retrouvent avec un casier judiciaire où figurent les accusations de perturbation à l'ordre public.

Un premier militant des droits de l'homme, qui voulait ériger sur Internet un mémorial aux enfants morts, a été arrêté fin mars pour subversion. Une célébrité pékinoise de l'art contemporain, Ai Weiwei, poursuit le combat sur son blog, où un journal d'enquête citoyen répertorie et nomme les victimes et donne la parole aux parents, parties civiles d'un procès interdit. Les billets sont effacés et les bénévoles qui rencontrent les parents sont embarqués et soumis à des interrogatoires. Ils ont d'" autres motifs " en tête, s'entendent-ils dire. Le glissement se fait déjà du statut de victime à celui d'ennemi.

L'entreprise de censure à l'oeuvre ici est grossière, et l'on peut s'étonner que les jeunes Chinois, au patriotisme si ombrageux quand il s'agit de l'image d'une Chine qu'ils veulent moderne et puissante, ne s'offusquent de tant de lâcheté. Mais elle est récurrente dans l'histoire présente et passée du pays, qui commémore avec d'autant plus de pompe ses anniversaires autorisés (ses 60 ans le 1er octobre) qu'elle maintient un silence assourdissant autour de ceux qu'elle prohibe.

Pour contrer ce négationnisme d'Etat, leur mémoire est externalisée : seuls des historiens en dehors de Chine publient des travaux. Et c'est à l'étranger que des serveurs mettent en ligne les données sur ces événements. Ainsi du mouvement religieux du Falun Gong, qui égrène sur ses sites Internet hébergés à l'étranger les noms et le récit des tortures de ses membres persécutés depuis dix ans. Ainsi des organisations tibétaines en exil, qui tentent d'identifier les victimes tibétaines de la répression qui a suivi les protestations du printemps 2008. Privés de recours juridique, ces citoyens chinois sont annihilés jusque dans la mémoire de leur existence.

Les Mères de Tiananmen ont érigé sur leur site, lui aussi bloqué en Chine, un mémorial avec les noms des morts et blessés de la nuit du 3 au 4 juin 1989. Sur des vidéos mises en ligne, les parents donnent leur témoignage. " La lutte des Mères de Tiananmen dure depuis dix-neuf ans, celle des Mères de Wenquan - épicentre du séisme - vient de commencer ", pressentait l'écrivain dissident Yu Jie, en juin 2008, sur le site de Tiananmen Mothers.

Depuis vingt ans, ceux qui n'ont pas accepté les compensations offertes contre leur silence, ou ont refusé de voir étiqueter comme accident la mort de leur proche, sont soumis à un harcèlement continu sous forme de brimades administratives, de chantage et d'intimidation. Le bilan officiel et l'interprétation sommaire des événements du 4 juin, attribués à des éléments perturbateurs, ne sauraient souffrir l'examen contradictoire qu'impliquent l'identité des victimes, les lieux et les circonstances de leur mort.

Sans victime, il n'y a pas de coupable, constatait l'historienne Wang Youqin, de l'université de Chicago, qui a créé en 2000 un mémorial en ligne, pour les victimes de la Révolution culturelle. Le site www.chinese-memorial.org, raconte-t-elle dans un texte de la revue Perspectives chinoises (2008, n° 101), fut rendu inaccessible en Chine par la censure deux ans après son lancement, rendant vain l'appel à témoins qu'il recherchait. Il s'agissait de répertorier et de nommer des victimes ordinaires, celles des meurtres et des brimades perpétrés par les Gardes rouges.

Depuis que la Révolution culturelle a été condamnée comme une erreur, l'histoire officielle n'a retenu que les victimes célèbres ou de haut rang, les familles concernées discrètement réhabilitées, et les coupables désignés (la " bande des quatre ").

L'historienne a fini par publier en 2004 à Hongkong un ouvrage en chinois où elle relate les histoires tragiques de 659 victimes ordinaires, avec des témoignages de première main. " Tout comme devant une cour de justice, le principe de dire "toute la vérité" et "rien que la vérité" est fondamental pour l'histoire ", écrit-elle. Or " la suppression, par le gouvernement, de tout le factuel relatif aux victimes a facilité le déni d'histoire criminelle dont a pâti la Révolution culturelle ".

En l'occurrence, faire disparaître ainsi les victimes ordinaires a permis, selon l'historienne, de passer sous silence la dimension génocidaire des déchaînements de violence incités par Mao Zedong. Cette culture de l'impunité et du mensonge d'Etat qui perdure fait froid dans le dos.

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