samedi 23 mai 2009

ASSISES DU ROMAN - En Chine avec François Jullien et le « Tchouang-tseu »

Le Monde - Monde des livres, vendredi, 22 mai 2009, p. LIV10

Le Monde des livres - LE ROMAN HORS FRONTIERES

- Y a-t-il un texte majeur dans la littérature chinoise qui évoque la puissance de la nature ?

« Dans l'océan septentrional, se trouve un poisson nommé Kun dont la grandeur est de je ne sais combien de li; ce poisson se métamorphose en un oiseau nommé Peng. Le dos de Peng s'étend sur je ne sais combien de li. Lorsque l'oiseau prend son essor et s'envole, ses ailes pendent comme des nuages dans le ciel. » Ce sont les premières lignes du Tchouang-tseu, le livre d'un des penseurs les plus originaux de l'antiquité chinoise. Ce texte nous fait mesurer l'amplitude des forces naturelles par rapport aux conventions du monde humain. Cette image met en évidence la capacité de transformation de la nature aux yeux des Chinois. Elle met aussi en valeur la spontanéité du processus. Il n'y a pas de grand agent, de dieu ou de cause qui soit à l'origine de cela.

- En quoi l'approche de la nature dans la pensée chinoise s'écarte-t-elle de la nôtre ?

Nous [les Grecs] avons pensé « la nature » et isolé un concept parce que nous l'avons opposé à autre chose, de l'ordre de l'art ou de la technique. Pour les Chinois, il est difficile d'isoler un concept de nature car tout est nature, que ce soit le cours du ciel, la polarité du ciel et de la terre ou encore le Yin et le Yang, à la fois opposés et complémentaires. Les Chinois n'ayant pas de terme unique correspondant à ce que les Grecs appellent « Nature », ont dû traduire le concept européen en chinois, à la fin du XIXe siècle, comme ce qui est « spontanément ainsi ».

- Quelle est la postérité du Tchouang-tseu aujourd'hui parmi les écrivains et artistes chinois ?

C'est toujours un des textes les plus lus et étudiés en Chine. Il a servi pendant des millénaires comme refuge aux lettrés opprimés par le pouvoir, sans toutefois parvenir à transformer la disponibilité du sage qu'il prône en liberté politique. Ce texte revendique un affranchissement des capacités tant de la nature que de l'homme. Les écrivains chinois d'aujourd'hui ne peuvent pas s'intéresser à ce que nous appelons la nature sans se reporter au Tchouang-tseu. Il est par exemple une ressource vive de l'oeuvre de Gao Xinjiang [Le Prix Nobel de littérature], et cela explique aussi pourquoi le roman chinois d'aujourd'hui n'est pas une simple copie du roman occidental.

Philosophe et spécialiste de la Chine, François Jullien participera, samedi 30 mai à 15 heures, au débat sur l'épopée de la Chine contemporaine proposé par « Philosophie Magazine ».

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