jeudi 21 mai 2009

Khabarovsk, un confin russe passé à l'heure chinoise - Fabrice Nodé-Langlois

Le Figaro, no. 20157 - Le Figaro, jeudi, 21 mai 2009, p. 7

Le Kremlin accueille ce soir les représentants de l'Union européenne dans la partie extême-orientale du territoire russe, entièrement tournée vers la Chine.

LORSQUE les glaces ont libéré ce bras de l'Amour, comme à chaque printemps, le pont flottant a été monté. Il y a cinq ans, un étranger aurait pu le traverser sans formalité. Son accès est désormais fermé par une barrière et gardé par des militaires armés. « C'est une zone frontière ! », aboie un fonctionnaire de passage. C'est dans ces confins de l'Extrême-Orient russe que le président Medvedev reçoit ce soir et demain son homologue tchèque pour le sommet annuel Russie-UE (voir ci-contre).

Sur l'autre rive de l'Amour, l'île de Bolchoï Oussouriski, autrefois entièrement russe, a cédé en 2004 une douzaine de kilomètres, soit le tiers de sa longueur, à la Chine. Cette amputation de l'île, où vivent encore 170 Russes, et la perte de deux îlots voisins ont été vécues par beaucoup d'autochtones comme une humiliation imposée de Moscou. Mais elle a réglé un contentieux territorial vieux de 150 ans. « Ce n'est pas une tragédie, tempère Sergueï Mikhaïlov, un homme d'affaires russe au service d'investisseurs chinois dans le charbon. Cela a permis d'améliorer la relation entre Pékin et Moscou. »

Les grands projets bilatéraux en ont été accélérés. À commencer par l'oléoduc Sibérie-Pacifique, en voie d'achèvement. En 2006, 6 % seulement de l'or noir russe exporté allait en Chine, par train. Grâce au pipeline, Moscou veut porter cette part à 33 % en 2020. Dans cet Extrême-Orient russe, Pékin achète surtout du bois et du charbon.

À trente kilomètres en aval sur l'Amour, Khabarovsk, la métropole régionale (570 000 habitants), vit à l'heure chinoise. Les immeubles soviétiques en briques grossières ou en panneaux de béton préfabriqués s'alignent entre la place Lénine et l'avenue Karl-Marx. Comme partout en Russie ont poussé les coupoles dorées des églises restaurées ou construites. Une différence : celles-ci l'ont été par des ouvriers chinois. Autre signe d'exotisme : la plupart des voitures ont le volant à droite, des Mitsubishi, Toyota et autres Nissan d'occasion achetées au Japon.

« L'Europe est un autre monde »

« Bien sûr que j'ai peur des Chinois, ils sont si nombreux », reconnaît sans peine Larissa. Cette blonde décolorée lourdement fardée sait de quoi elle parle : elle vend au grand « marché chinois » des sacs à main et des sous-vêtements « made in China » pour le compte d'un patron chinois. Dans les longues allées de conteneurs transformés en échoppes, les marchands chinois prennent le soleil. Ils n'ont pas le droit de vendre eux-mêmes la marchandise depuis une loi de 2007 (d'abord tournée contre les Géorgiens). Larissa, payée environ 12 000 roubles par mois (275 eur), se réjouit de ce texte qui, selon elle, a sauvé des emplois russes.

Le péril jaune ? « Aliocha », un Chinois de 32 ans qui a russifié son prénom, en rigole. « Ce sont les Chinois qui ont peur des Russes, même s'il y a moins de hooligans (des racistes violents) qu'avant. » Propriétaire d'une échoppe d'accessoires pour téléphones portables, il emploie un vendeur kirghiz doté d'un passeport russe. « Je vis dans un foyer où je partage une chambre de 20 mètres carrés avec trois compatriotes, pour 20 000 roubles par mois (460 eur) », raconte-t-il. Malgré tout, il gagne mieux sa vie que s'il était resté au pays.

À Khabarovsk, la peur de l'invasion chinoise a fait long feu. Selon le représentant du Kremlin dans la région, Viktor Ichaev, il y a seulement 10 000 migrants chinois, la plupart saisonniers, qui vivent discrètement. Ce sont surtout les marchandises chinoises, qui déferlent. Elles sont en vente sur les marchés, mais les habitants de Khabarovsk adorent les acheter eux-mêmes en Chine.

C'est l'affaire d'une heure de vedette rapide qui mène à Fu Yuan. Dans ce village devenu ville en quelques années, les Chinois se sont mis au russe, et baptisent leurs boutiques « soleil » ou « mer » en cyrillique.

Un nuit à Fu Yuan

Les Russes achètent vêtements, pièces détachées pour voitures ou articles de sex-shops. On passe une nuit à Fu Yuan éventuellement pour s'encanailler, reconnaissent à demi-mot deux solides gaillards qui débarquent à Khabarovsk les bras chargés de leurs emplettes.

Il existe même des nouveaux émigrés russes en Chine, raconte Maria Netchiporouk, rédactrice en chef de l'édition locale du quotidien Kommersant. Des retraités, misérables côté russe, se paient sur l'autre rive de l'Amour un deux-pièces et s'habillent décemment.

Comme beaucoup de gens modestes, à 19 ans, Vadim n'a jamais mis les pieds à Moscou. Trop cher par avion, trop loin en train, sept jours de Transsibérien. Étudiant, il apprend depuis trois ans la langue de Confucius. Pour Vadim, l'Europe est un autre monde. Il voit naturellement son avenir avec les Chinois. « Ce n'est pas exotique, ils font partie de notre vie. »

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