Ça va, le régime ?
D'Agamben à Zizek, huit philosophes radicaux réfléchissent à l'état de la démocratie sans masquer leurs désaccords. Qu'en pense Rimbaud ?
La première chose qui frappe, et qui fait plaisir, dans Démocratie, dans quel état ?, c'est le caractère collectif. Insistons : son caractère réellement collectif. L'une des caractéristiques des périodes de basses eaux idéologiques est de faire régner, dans le monde intellectuel comme ailleurs, le chacun-pour-soi. Cela donne, depuis plusieurs années, des ouvrages collectifs où cohabitent des contributions ne partageant pas grand-chose, et surtout pas le souci de se rencontrer. Le changement de ton est notable ici. Une même fièvre inquiète traverse les textes, qu'atteste la facture générale tournant résolument le dos à la forme académique. S'y mêlent contributions fragmentaires et développements à visée globale, aperçus historiques et réflexions philosophiques, textes très écrits et interviews. Même les désaccords théoriques contribuent, paradoxalement, à créer le sentiment d'un débat à la fois crucial et intense.
Observation.Mais à propos : si la réponse est réussie, quelle est la question ? Un bref préambule la formule simplement : dans un monde où l'idée de démocratie apparaît à la fois sacralisée et vidée de sa substance, «y a-t-il un sens à se dire "démocrate" ?» Pour y répondre, l'éditeur Eric Hazan - désormais célèbre pour avoir publié l'Insurrection qui vient, manifeste «anarcho-situationniste» dont la police aimerait attribuer la paternité à Julien Coupat - a sollicité huit philosophes et théoriciens. Leurs textes sont classés par ordre alphabétique, du A de l'Italien Giorgio Agamben - penseur de la double nature du pouvoir, à la fois règne divin et gouvernement de corps - au Z du Slovène Slavoj Zizek - qui rappelle que «le développement si rapide de la Chine ne s'est pas fait malgré le régime autoritaire communiste, mais grâce à lui». Le tout offrant un point d'observation unique sur le travail intellectuel en cours dans le champ de la pensée «radicale».
Travail est à prendre ici à la fois dans le sens d'une réflexion approfondie et étayée (les penseurs sollicités se coltinent la question démocratique depuis longtemps), mais aussi d'un effort, d'une tension interne, d'une poussée qui n'a pas encore trouvé sa direction unique. Qu'on en juge. A quelques pages d'intervalles on peut lire : 1) Alain Badiou critiquant, en bon platonicien, la «bêtise» et même le «jeunisme» des régimes démocratiques; des attaques en règle qu'un Philippe Murray n'aurait pas reniées; 2) Jacques Rancière lui répondant implicitement lorsqu'il note que la critique de la médiocrité démocratique va «depuis Finkielkraut jusqu'à Tiqqun !» et définit la démocratie comme, justement, le pouvoir de la masse, le «pouvoir de ceux qui n'ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir» ; 3) Daniel Bensaïd défendant le bon vieux parti politique type NPA contre les critiques de Badiou et contestant le plaidoyer de Rancière en faveur du tirage au sort; 4) Jean-Luc Nancy amené, par son analyse de la démocratie et de la politique, à une critique du «tout-politique» qui fait écho aux travaux de Benny Lévy !
Discussion. Naturellement, un tel débat n'est pas l'apanage de ce que Philippe Raynaud avait appelé en 2006 «l'extrême gauche plurielle». A droite comme à gauche, de Marcel Gauchet à Pierre Rosanvallon en passant par Ségolène Royal, la question de la démocratie traverse et divise toutes les sensibilités politiques. Mais, à ceux qui s'inquiètent du réveil de la pensée radicale depuis quelques années, Démocratie, dans quel état ? montre que celle-ci, loin d'être la résurgence de vieilles recettes, est au contraire un laboratoire expérimental, où tout est en discussion.
De façon absolument non démocratique, concluons en distinguant plus particulièrement une contribution, celle de l'historienne américaine Kristin Ross. L'auteur de Mai 68 et ses vies ultérieures y rappelle comment, spectateur de la chute de la Commune, Rimbaud avait été frappé par l'usage du mot «démocratie» comme cache-sexe du capitalisme et des expéditions coloniales. Une «illumination» relatée dans un poème appelé justement Démocratie : «Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques. / Aux pays poivrés et détrempés ! - au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires. / Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce; ignorants pour la science, roués pour le confort : la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !»
G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross, S. Zizek Démocratie, dans quel état ? La Fabrique, 152 pp., 13 euros.
ÉRIC AESCHIMANN
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