Quatre rangées de quinze pages A4 sont affichées au principal mur du bureau. Elles sont couvertes de tableaux. La première ligne de la première page indique : « Zhi-an, 1993-8-1, collège de Mu Yan » ; les autres cases sont vides. La suivante est tout aussi courte : « Ai Li-sha, école primaire de Yinxiu. » « Chaque ligne se réfère à un enfant, explique Liu Yaohua, 27 ans, l'un des volontaires du projet. Nous indiquons le maximum d'informations sur chacun d'eux : nom, date de naissance, école ou le lycée où ils sont décédés, nom et numéro de téléphone de leurs parents. »
Depuis le mois de décembre, une cinquantaine de volontaires se démènent pour collecter les noms de tous les enfants décédés dans leur établissement scolaire pendant le tremblement de terre qui a touché l'ouest de la Chine le 12 mai 2008. Le projet est mené depuis les bureaux de l'architecte, designer et artiste sino-canadien Ai Weiwei. « Je me suis rendu dans le Sichuan (la province la plus touchée, NDLR) peu après le séisme et j'ai été choqué par le nombre d'enfants touchés, raconte-t-il. Avec mon équipe, j'ai ensuite passé plus de 200 appels téléphoniques aux autorités locales, mais personne n'a accepté de nous donner la moindre information. Par respect et en souvenir d'eux, nous avons décidé de nous lancer dans cette recherche de la vérité. »
Ai Weiwei lance en décembre un appel au volontariat sur son blog. Les réponses affluent et il sélectionne une cinquantaine de personnes. L'équipe s'organise et les premiers départs sur le terrain s'effectuent. Le 27 mars, Liu Yaohua s'envole pour Chengdu, la capitale du Sichuan, avec une dizaine de camarades. « Nous avons rejoint Yinxiu en bus, précise-t-il. Nous ne savions pas comment nous y prendre et nous sommes donc immédiatement allés voir la police et les autorités locales. Elles étaient clairement mécontentes de nous voir là et ont refusé de nous aider, nous disant que notre travail était inutile, qu'il fallait laisser l'Etat agir. »
L'approche des familles se veut tout aussi délicate. « Les parents nous interrogeaient longuement avant de se dévoiler, pour savoir si nous étions envoyés par la police, le gouvernement ou la presse chinoise. Ils n'ont aucune confiance en eux. Pendant le séisme, des journalistes leur ont clairement dit : "Nous ne pouvons pas écrire ce que vous nous dites car cela va à l'encontre du message officiel." » En revanche, une fois leur identité de volontaire assurée, les familles leur offrent toutes les informations sur leurs enfants disparus.
Tous les groupes n'ont cependant pas eu cette chance. Plusieurs volontaires ont été arrêtés par la police, questionnés et renvoyés par bus sur Chengdu, leur matériel audio et vidéo a été confisqué (et pas encore rendu), leurs photos effacées. L'un d'entre eux, Yang Licai, a même été passé à tabac dans un commissariat. « Les autorités leur ont à chaque fois indiqué qu'elles voulaient maintenir l'harmonie sociale dans la région », précise Liu Yaohua.
A l'énoncé de cette explication, Ai Weiwei rugit. « Maintenir l'harmonie sociale et interdire la transparence, cela ne signifie rien d'autre qu'empêcher la remise en cause des considérables intérêts des fonctionnaires. Les familles sont surveillées, menacées. On leur explique que sans leur silence, elles ne seront pas relogées. Elles ne peuvent plus se promener ou échanger avec les autres. Bien que déjà affaiblies, on tente de les écraser encore plus. Certains ne touchent même plus l'allocation gouvernementale mensuelle de cinq yuans - 50 centimes d'euro - versée aux familles d'enfant unique depuis que celui-ci est mort ! » L'artiste est visiblement épuisé par ces recherches. Ses yeux continuent pourtant de s'agiter sous ses paupières alourdies. « Nous avons actuellement trouvé le nom de près de 5.200 enfants, mais nous estimons arriver à près de 8.000. » Jeudi, le gouvernement du Sichuan a annoncé que 5.335 enfants étaient morts ou avaient disparu pendant le séisme. Sans préciser aucun nom, aucun lieu, aucun détail.
© Rossel & Cie S.A. - LE SOIR Bruxelles, 2009
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