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L'Express, no. 2886 - Repères, jeudi, 26 octobre 2006, p. 42
Débats - Comment éviter l'apocalypse? - Barbier Christophe
En essayiste et romancier, Jacques Attali a imaginé Une brève histoire de l'avenir. Scénario sur le monde tel qu'il risque d'être
Chroniqueur à L'Express, Jacques Attali sème ses idées hebdomadaires comme un Petit Poucet mais à l'envers: non pour retrouver son chemin vers le bonheur passé, mais pour délimiter la route vers l'avenir. Dans Une brève histoire de l'avenir (Fayard), il rassemble ces cailloux en un jardin japonais où il trace le parcours de la Terre dans les soixante prochaines années. Il s'agit bien de prévisions, du récit de ce qui doit, selon lui, advenir, et non d'hypothèses. A l'horizon se profile notamment, selon l'auteur, un conflit majeur, une guerre mondialisée, dont l'issue probable est, miroir du big bang initial, une déflagration fatale à l'humanité. Si cette histoire est «brève», c'est moins parce qu'elle tient en un livre que parce que l'avenir est en CDD... Mais Jacques Attali sait aussi bâillonner la Cassandre qui s'alarme en lui. Même avec l'Homme, le pire n'est jamais sûr.
Est-ce l'essayiste qui rassemble ses thèses ou le romancier qui rêve l'avenir? L'un et l'autre: le romancier aide l'essayiste à imaginer l'impensable. J'ai d'abord rassemblé les résultats de tous mes travaux, pour en faire la synthèse en une théorie de l'Histoire. Puis j'ai essayé d'en déduire une grille de lecture des soixante prochaines années. Là, le romancier devient essentiel. Car l'avenir ne sera pas une prolongation de tendances, il y aura des événements bouleversants, que j'ai essayé de comprendre, d'imaginer, à partir des surprises du passé.
Vous offrez une lecture de l'Histoire récente par le capitalisme, où l'on voit se déplacer le «coeur» du monde: il est à Los Angeles, où va-t-il aller?
- Il y a en effet un mouvement de l'Histoire: le coeur politique, économique, technologique, culturel du monde passe du Moyen-Orient, où il s'installe il y a cinq mille ans, vers la Méditerranée; ensuite, à partir du XIVe siècle, pendant quatre siècles, il hésite entre Méditerranée et mer du Nord, puis bascule vers la seconde, avant de traverser l'Atlantique puis de parcourir les Etats-Unis pour aller vers le Pacifique. On pourrait penser que, demain, le coeur du monde poursuivra son chemin et traversera le Pacifique. Je prévois plutôt, et je le démontre, qu'on en a fini avec la notion de «coeur», car les nouvelles technologies permettront de ne plus avoir besoin d'accumuler richesses, compétences et pouvoirs en un seul endroit.
Dans votre récit, la France a raté tous les trains. Paris n'a-t-il jamais eu son tour?
- Non; nos livres d'histoire le prétendent, mais c'est faux: la France a de tout temps eu un pouvoir d'achat de deux à quatre fois inférieur à celui du coeur de l'époque. Pour être un coeur, il faut être un port avec un arrière-pays industriel. Quand la France a eu un port important, comme Marseille, celui-ci n'avait pas l'arrière-pays nécessaire, et quand elle a eu l'arrière-pays, comme la Normandie, le grand port manquait.
Est-ce le romancier qui envisage le coeur à Jérusalem?
- Le romancier ou l'astronome: Le Verrier a trouvé Neptune où le calcul lui avait indiqué que se trouvait cette planète! Le romancier aimerait que le coeur revienne au Moyen-Orient, d'où il est parti. Jérusalem est aujourd'hui le lieu de tous les conflits. S'il y a un gouvernement mondial demain, et il y en aura un, il pourrait se tenir là...
Vous dégagez un scénario probable...
- Oui: d'abord, dans vingt à trente ans au plus, un repli des Etats-Unis sur eux-mêmes; puis un univers polycentrique, avec une dizaine de nations dominantes; puis, vers 2050, un monde sans Etats, marché mondial chaotique et flamboyant, que je nomme l' «hyperempire», suivi par un conflit puis, si l'humanité survit, par une démocratie mondiale.
Pourquoi le polycentrisme ne peut-il être durable?
- Le marché sera trop fort, personne ne pourra lui résister; il instaurera l' «hyperempire». La démocratie ne saura se mettre assez vite à la taille du marché: c'est bien ce que l'on a vu avec l'échec de la Constitution européenne. Le marché développera une formidable croissance nouvelle.
Quels seront les secteurs porteurs?
- A chaque coeur fut attachée une technologie, qui assura sa domination. Demain, les industries de l'assurance et de la distraction domineront, grâce aux technologies de l'information, allant jusqu'aux nanotechnologies, qui serviront aussi à développer la surveillance et l'autosurveillance.
Ce n'est pas si mal!
- Oui: autosurveiller sa santé, son environnement, c'est bien. C'est pourquoi cette évolution sera acceptée. Mais cette autosurveillance conduira à un désir de conformité à la norme, forme de discipline dans un monde sans maître visible. C'est ainsi que tiendra l'hyperempire, conduisant de la liberté à une dictature de la servitude volontaire.
A vous lire, l'apocalypse est logique.
- J'espère que le fait d'écrire qu'elle est probable aidera à l'éviter. Je voudrais donc aider à ce que ma prédiction devienne fausse. L'hyperempire, ce sera la fin de l'Etat, donc du droit, et le triomphe de la piraterie. Les économies criminelles, qui représentent déjà de 15 à 20% du PNB mondial, passeront alors à plus de la moitié. La logique de l' «hyperconflit» apparaît. L'Histoire est une oscillation, dont l'amplitude grandit, entre le pire et le meilleur; si l'on en sort par le bas, ce sera la fin de l'humanité. Et l'on vit un moment d'accélération de l'amplitude.
Mais une «alliance» peut éviter la fin du monde...
- Oui. Je prévois que les nations démocratiques se rassembleront en une alliance qui fera naître un jour une intelligence collective. Et, à terme, une démocratie planétaire et proche, que je nomme l' «hyperdémocratie». Face à la Corée du Nord nucléaire, on voit déjà les Etats-Unis, le Japon et la Chine se rassembler. La «communauté internationale» commence à avoir du sens.
«Intelligence collective»: un nouveau dieu?
- Les hommes devenant collectivement sages... On peut appeler ça Dieu...
Pourquoi excluez-vous le coeur extraterrestre?
- Tant qu'on ne dépassera pas la vitesse de la lumière, on n'ira pas loin: le système solaire est une prison pour l'homme. Dans les soixante prochaines années, on n'y arrivera pas. On est allé sur la Lune en 1969, on ne sait toujours pas ce qu'on en fera. Le seul espace extraterrestre possible, c'est le continent virtuel, qui commence avec Internet et sera bientôt à trois dimensions...
Et la mer?
- Elle sera une ressource majeure, et c'est pourquoi je ne crois pas à la rareté durable des matières premières. Mais je n'imagine pas qu'on se mette à vivre massivement sous la mer dans les soixante prochaines années. Le pouvoir et le chaos seront donc encore terrestres.
Décrivez-nous la «gelée bleue»...
- Les nanotechnologies préparent des robots de la taille d'un grain de poussière, pour en faire des médicaments, des mouchards ou des armes. Des nuages de ces robots seront gris pour le crime, verts pour les militaires ou bleus, comme les Casques bleus d'aujourd'hui, et seront capables de maîtriser tous les autres nanorobots.
Le citoyen de votre hyperdémocratie, c'est le «transhumain». Il ressemble à votre ami Mohammad Yunus, le Prix Nobel de la paix...
- «Transhumains», c'est le nom que je donne à l'élite de demain, altruiste, qui crée de la valeur sans but lucratif. Le transhumain a des racines tout en étant un citoyen planétaire; il ne cherche plus à accroître sa liberté individuelle, mais à trouver son bonheur dans celui des autres. Cela va d'une aide-soignante dans un hôpital à un Prix Nobel. La microfinance sera un des acteurs majeurs de cet avenir.
Vous aimez les sabliers et les labyrinthes: temps et hypothèses. Votre livre est leur mélange...
- En effet, l'Histoire est un labyrinthe, qu'il faut suivre jusqu'au bout, malgré les impasses. Aussi, je n'ai pas voulu écrire des scenarii parallèles - ce serait un aveu d'impuissance intellectuelle. Tout labyrinthe, si jalonné de surprises soit-il, a une sortie.
© 2006 L'Express. Tous droits réservés.
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