Le 15 septembre 2008, la banque d'affaires Lehman Brothers faisait faillite. Comme terrassée par un infarctus, l'économie mondiale s'effondrait. Même en 1929, la chute avait été moins brutale. Un an a passé. Pour le dire en un mot : les gouvernements " ont fait le job ". Le système financier a été sauvé, la chute de la demande a été amortie par les déficits publics. Les bons résultats enregistrés au second trimestre (retour à une croissance positive en France, Allemagne, Japon...) restent certes fragiles : la montée attendue du chômage, l'essoufflement des effets des primes à la casse réservent de mauvaises surprises...
Il semble toutefois acquis que la crise de 1929 ne se répétera pas. Bonne nouvelle donc. Mais mauvaise nouvelle : la crise actuelle n'a rien à voir avec celle de 1929. Elle n'est pas une crise du XXe siècle égarée au XXIe : elle est la première crise de la mondialisation. Et à cette aune, rien n'est réglé des problèmes qui l'ont créée.
Reprenons. La crise actuelle est née de deux ruptures principales. La première date des années 1980 : c'est la révolution financière qui met la Bourse aux commandes des entreprises. Elle y institue un nouveau mode de gestion. Les firmes cessent d'être des organisations au sens où on l'entendait dans les années 1950 et 1960, favorisant les carrières longues et la loyauté des salariés. Elles visent désormais l'efficacité immédiate. Le bonus prend la place de l'ancienneté comme mode de gestion des ressources humaines. Comme l'a magnifiquement montré Maya Beauvallet dans son livre Les Stratégies absurdes (Le Seuil), les impératifs de performance immédiate tendent à cannibaliser tous les autres. Le souci du travail bien fait, la loyauté à l'entreprise disparaissent, seul compte l'objectif fixé, quelles que soient les pathologies qui en résultent...
La mondialisation est la seconde rupture qui a bouleversé le monde. Elle permet aux pays émergents de s'industrialiser, ce qui produit deux effets de sens contraire : baisser le prix des produits industriels et monter le prix des matières premières. Grâce à elle, les gens paient de moins en moins cher leurs écrans plats et leurs iPod, et de plus en plus cher leurs dépenses de base : le chauffage, la nourriture et les déplacements. L'économie mondiale avance en appuyant à la fois sur l'accélérateur et le frein. Les secousses brusques sont devenues inévitables.
Dans les années 1970, la hausse du pétrole avait cassé la croissance, engendrant un mal nouveau : la stagflation. Les salariés avaient réclamé et obtenu des augmentations pour compenser le renchérissement de l'énergie, provoquant une accélération de l'inflation. Dans les années 2000, l'inflation est restée maîtrisée. La baisse des prix industriels et l'érosion du pouvoir de négociation des salariés ont cassé l'inflation salariale. Les excédents pétroliers n'ont pas été laminés par l'inflation, comme dans les années 1970, ils ont erré dans l'économie mondiale à la recherche de placements rémunérateurs.
Sur fond de cette tendance générale, un problème additionnel s'est greffé. C'est celui qui est spécifiquement posé par la Chine, grande exportatrice de produits industriels et consommatrice hors normes de matières premières. Ce pays ajoute un déséquilibre de plus. Inquiet par son absence de protection sociale, son vieillissement attendu, ses salaires insuffisants, le pays épargne beaucoup, presque 50 % de son revenu, générant des excédents commerciaux aberrants. La Chine produit ainsi une espèce de " trou noir ". A l'image des pays exportateurs de matières premières, et bien qu'elle en soit importatrice, la Chine fait flotter dans l'économie mondiale des liquidités considérables.
Tel est le cadre dans lequel il faut apprécier la crise des subprimes. Les excédents pétroliers et chinois ont cherché des contreparties. Wall Street les a fournies en inventant, au mépris du long terme, des moyens inédits d'endetter l'Amérique. Il est habituel d'imputer la crise à la politique monétaire trop laxiste menée par Alan Greenspan et aux pousse-au-crime qu'ont constitués les bonus payés à Wall Street. Ces reproches ne sont pas infondés, mais dans les deux cas, la toile de fond est beaucoup plus vaste. Les liquidités abondantes sont la manifestation des nouveaux déséquilibres du monde, et les bonus l'expression d'un nouvel esprit du capitalisme. Toutes choses qui ne disparaîtront pas du jour au lendemain.
Que va-t-il advenir, à court terme ? A présent que la bulle du crédit a crevé, les ménages américains vont devoir recommencer à épargner, ce qui signifie que la demande intérieure ne devrait pas repartir rapidement aux Etats-Unis. La crise a fermé une solution bancale, mais sans en offrir de rechange. Dès lors, de deux choses l'une. Soit de nouvelles bulles de crédit prennent le relais de celle qui vient d'éclater (pour l'instant ce sont les déficits publics qui jouent ce rôle), soit la croissance mondiale restera médiocre, faute de débouchés pour absorber les excédents chinois et pétroliers. Dans les deux cas, de nouvelles désillusions se préparent... 1929 a été évitée, mais le poison à l'origine de cette crise-ci continue d'agir.
Daniel Cohen
Editorialiste associé
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PHOTO - Jeff Hutchens / Getty Images
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