A la quête occidentale du Beau, du Bien, la pensée confucéenne ou taoïste préfère le cours naturel des choses. François Jullien poursuit son dialogue des sagesses.
"La montagne c'est la montagne, l'eau c'est l'eau" : ce proverbe chinois pourrait résumer l'oeuvre de François Jullien, inlassable arpenteur des sagesses d'Orient et d'Occident. Depuis plus de trente ans, cet agrégé de philosophie devenu sinologue creuse l'écart entre deux mondes : quand on est les pieds dans le ruisseau avec Confucius, on ne voit pas le monde comme de l'Olympe grecque. Mais insister sur la singularité de la voie chinoise, n'est-ce pas reconstruire une Grande Muraille de concepts gardée par quelques érudits ? En 2006, un sinologue suisse, Jean-François Billeter, publia un retentissant Contre François Jullien, auquel l'intéressé répondit l'année suivante (Chemin faisant). Pour Billeter, l'opposition entre philosophies européenne et chinoise n'est qu'un vieux mythe occidental, colporté par les jésuites et Voltaire. Non, répliqua l'accusé, l'étrangeté est d'abord un fait linguistique et historique qui ouvre la possibilité d'une confrontation féconde. Si les échanges furent à couteaux tirés, le débat resta de haute volée.
Aujourd'hui, Jullien reprend la plume dans un essai qui prolonge ses réflexions, tout en leur donnant une subtile inflexion. Effet peut-être du pamphlet venimeux. Même s'il prétend n'avoir été piqué que par un moustique, c'est au talon qu'il le fut, comme Achille. L'écart entre Chine et Occident se joue cette fois autour de l'idéal, notion platonicienne qui a irrigué toute la culture européenne, lui permettant de penser la science, la morale et le politique. Mais à quel prix ? L'idéal - qu'on le nomme le Beau, le Bien ou le Vrai - est toujours une vision qui s'élève au-dessus de l'expérience ; il fait violence au cours naturel des choses, dont le lettré chinois tente au contraire de se pénétrer. Confucéen ou taoïste, le sage cherche un invisible à fleur de visible, un mouvement secret d'où tout éclot continûment. Que faire alors si les choses tournent mal ? Certainement pas les changer, les rêver autres qu'elles ne sont, mais simplement les réguler. Pensée fluide, donc, qui coule sur le monde comme le style de Jullien, passant et repassant aux mêmes endroits, dissolvant les idées trop bien arrêtées, au risque par moments de faire de la Chine un long fleuve tranquille où l'on pense sous les bambous en buvant du thé.
C'est en se confrontant à la crise politique que connaît aujourd'hui l'Europe que Jullien sort heureusement de sa pagode. Si le ciel pur des idéaux ne protège plus nos projets collectifs, comme en témoigne une construction européenne en panne, pas question pour autant d'utiliser un "Orient compensateur" qui nous soulagerait en distillant une sagesse indolente. Le sinologue relève les problèmes que pose aussi la pensée chinoise : si penser c'est suivre l'inclination des choses, quelle place reste-t-il à la contestation, surtout quand l'ordre social prétend prolonger l'ordre cosmique ? C'est en effet à l'ombre de l'empereur que la pensée lettrée chinoise s'est développée. Le détour par la Chine n'a donc pas pour but de rejeter l'invention occidentale de l'idéal, mais au contraire de la libérer de sa gangue historique pour en révéler la fécondité. Belle leçon d'un dialogue véritable : on ne passe plus par la Chine comme on passait par la Lorraine, avec ses sabots.
Signalons la réédition en un volume de sept essais : La Philosophie inquiétée par la pensée chinoise, par François Jullien. Seuil, 1 664 p., 39 €.
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