Lettre d'Asie
Victor Segalen (1878-1919) avait un jour écrit, dans un poème du recueil Stèles intitulé Dix mille années que, pour les Chinois, " rien d'immobile n'échappe aux dents affamées des âges. La durée n'est point le sort du solide. L'immuable n'habite pas vos murs, mais en vous, Hommes continuels ".
La remarque visait certes à illustrer le rapport spécifique jadis entretenu par l'empire du Milieu à son passé monumental au temps lointain des dynasties. Elle reste cependant toute aussi pertinente aujourd'hui, dans cette République populaire de soixante ans d'âge qui s'avance sans sourciller au rythme du capitalisme autoritaire : si, comme voulait l'exprimer Segalen, la longévité du monument est en Chine, contrairement à l'Occident, moins fondamentale que la permanence de " l'esprit du lieu " ou le souvenir qui y survit dans un présent toujours retransformé, le Pékin d'aujourd'hui en est souvent l'illustration frappante.
Le vieux quartier de Qianmen, situé immédiatement au sud de la place Tian'anmen, est l'un des exemples saisissants de la manière dont les promoteurs et la municipalité s'emploient à faire revivre le passé en le reconstruisant de manière artificielle. Sans que cela ne choque les touristes venus de la Chine entière qui se pressent dans ce royaume du toc et du kitsch censé reproduire un monde disparu et désormais rêvé.
La rue principale de Qianmen, devenue piétonne depuis les jeux Olympiques de 2008, a été complètement refaite. Elle est aujourd'hui bordée de bâtiments copiant le genre architectural des dynasties Ming et Qing : briques grises des façades, balcons ripolinés et même un tramway style début XXe siècle qui, pour un court voyage aller-retour, donne au visiteur l'illusion de se retrouver dans les années de la fin de l'empire, sous la dynastie Mandchoue (1644-1911). Les magasins de luxe, des restaurants, des fast-food s'alignent, côte à côte. Tous les cent mètres, des issues de secours incongrues rappellent tout de même que le XXIe siècle veille au grain...
Il suffit cependant de pousser plus loin, à l'est de cette fausse vieille rue de Qianmen, pour pénétrer dans un autre monde : là-bas, mais pourtant tout près, ce qui fut un charmant quartier de " hutong " - ruelles - n'est plus qu'une cité des murmures où erre une poignée d'habitants qui persistent à résister à l'avidité des promoteurs, cette version contemporaine des " dents affamés des âges " dont parlait Segalen.
Ici, il est prévu de construire un ensemble de maisons à cours carrées traditionnelles après avoir abattues celles qui existaient déjà depuis des lustres. Boutiques de luxe, restaurants mais aussi hôtels " de charme " devraient donc bientôt se substituer à cet étrange village qui attend la mort en silence au coeur de Pékin. Bientôt mais pas tout de suite : les affaires de corruption dans lesquelles semblent s'être empêtrés des caciques de la municipalité et leurs entrepreneurs complices n'ont pas arrangé les choses, et le temps semble s'être figé à l'est de Qianmen.
Le contraste entre la vieille-nouvelle rue et cet endroit ne pourrait être plus spectaculaire : ici, une vieille porte en bois résiste, tout comme son propriétaire, en se coiffant d'une vigne vierge. Là, un pâté de maison n'est plus qu'un champ de ruines et de murs écroulés. Plus loin, un soldat démobilisé confie son ignorance en tripotant son téléphone portable : " Oui, tout va être démoli, mais quand ? " Ailleurs, un vieil homme qui époussette son tricot devant chez lui raconte : " J'attend que l'on me dise ce que l'on va me donner comme compensation financière en échange de mon départ. Mais personne de la municipalité n'est venu me voir ! "
On ne sait pas ce qu'est devenu M. Li, qui, il y a quelques années encore, pestait contre les autorités en jurant : " Je ne partirai pas. Je suis ici chez moi, c'est l'histoire de ma famille ! On ne va pas me déloger sous prétexte que l'on m'accuse de vivre dans des conditions insalubres ! "
Ce prétexte est l'argument central de la municipalité, au nom d'une nécessaire " modernisation ". Mais si cette excuse est essentiellement commerciale, il est aussi vrai que beaucoup de ceux qui ont accepté de déguerpir étaient, au contraire de M. Li, des locataires pas forcément fâchés d'être relogés dans de lointaines périphéries pékinoises, dans des HLM disposant de toilettes et du chauffage central...
On retombe là sur la question du rapport au passé et aux vieilles pierres. Lors d'une récente table ronde organisée par la Fondation Victor Segalen (encore lui !) à Chengdu, au Sichuan, et consacrée à " la préservation du patrimoine dans le processus de rénovation des villes ", l'anthropologue française Sandrine Chenivesse résumait en termes modernes le dilemme auquel est confronté l'empire en transition : " En Chine, le passé est une réalité qui peut s'actualiser et se "désactualiser" sans cesse, sans s'aliéner, sans perdre sa nature, son essence. Les bâtiments chinois ne sont pas construits pour durer. Et si le bâtiment n'est pas conçu pour durer, si sa nature est transitoire, c'est que céder à l'impact du temps permet justement de mieux s'en affranchir. Ce qui révèle une autre forme de quête de l'éternité, dans une logique tout autre que la nôtre. " Pour les vieux quartiers de Pékin, en tout cas, la messe est dite.
PHOTO - Qianmen, le 2 février 2009 / Getty Images
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1 commentaires:
Bonjour,
J'aurais besoin de joindre Bruno Philip pour une information qui concerne la coopération décentralisée au Laos.
Voici mon email : francismetivier@free.fr
Francis Métivier, élu municipal.
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