jeudi 29 octobre 2009

La mafia chinoise fait trembler les yakuzas

Courrier international, no. 991 - Asie, jeudi, 29 octobre 2009, p. 31

"Ils vont me tuer", s'est dit avec rési­gnation l'homme de 36 ans. Nous étions en automne, un peu après minuit. Une vingtaine d'inconnus avaient fait irruption, juste avant la fermeture, dans le salon de beauté de la banlieue de Tokyo où il se trouvait. Ils portaient tous un long manteau noir et brandissaient un sabre muni d'une lame d'une trentaine de centimètres. L'homme était membre d'un clan local d'une société du crime. L'établissement lui versait chaque mois quelques dizaines de milliers de yens pour être protégé. Ce jour-là, il était de garde. Celui qui devait être le chef de la bande lui a crié quelque chose. L'homme n'a pas compris un traître mot, car il s'exprimait en chinois. Quelques jours auparavant, son clan avait expulsé d'un autre magasin un Chinois ivre qui se livrait à des actes de violence. Il devait donc s'agir de représailles.

Les propositions des Chinois sont alléchantes

"Vous, qui ?" a demandé le chef dans un japonais maladroit. "Un yakuza. Je vais vous tuer avec ça !" lui a dit l'homme désarmé en s'emparant d'un stylo à bille qui se trouvait à portée de main. Les deux hommes se sont toisés un moment, puis le chef s'est radouci. "Tu es un homme courageux. Tu veux devenir mon ami ?" lui a-il dit avant de se retirer sans toucher à rien. Par la suite, plusieurs membres de la bande de Chinois ont été arrêtés dans une préfecture voisine. Originaires de la province de Fujian, en Chine, ils sont entrés clandestinement au Japon et ont commis des cambriolages à travers tout le pays. Le clan du yakuza contrôle ce quartier animé de banlieue depuis longtemps. Les magasins qu'il protège n'ont jamais été attaqués par des Chinois. Pour la mafia locale, les Chinois ne constituaient pas une menace directe, mais les choses ont changé.

Ken, un Chinois de 25 ans qui vit à Tokyo, est le petit-fils d'une Japonaise abandonnée en Chine à la fin de la dernière guerre. A l'âge de 9 ans, il est venu s'installer au Japon avec sa famille. Après le collège, il est devenu membre d'une bande de motards baptisée Dragon, composée de descendants de Japonais comme lui. Aujourd'hui, c'est l'un des responsables de la bande. "J'ai des connaissances dans les clans Yamaguchi, Sumiyoshi, Inagawa et Kudo [les plus importantes organisations criminelles du pays]. Je peux compter sur eux et ils peuvent compter sur moi", assure-t-il. Il refuse d'adhérer à un clan, mais il participe à des escroqueries et organise des mariages blancs. Sa motivation est simple. "Si je reste tranquille, je ne gagne pas d'argent", dit-il.

Un Japonais de 33 ans, membre d'un clan de la région de Tokyo, a coopéré avec une bande de cambrioleurs chinois. Le commanditaire chinois, qui possédait une liste des résidences les plus luxueuses de la région, lui avait demandé de lui trouver un chauffeur. Une petite frappe du clan a aussi participé, servant de chauffeur aux casseurs chinois. Une collaboration pour laquelle il a été payé. "Le règlement du clan interdit d'entretenir des relations avec des Chinois, mais nous, les moins gradés, on ne peut pas se permettre de respecter cette règle. Les propositions des Chinois sont alléchantes car elles nous rapportent de l'argent immédiatement"I, explique l'un d'entre eux.

Certains gangs préconisent même l'expulsion des Chinois. C'est le cas notamment du Kudo, qui a son siège dans la ville de Kita-Kyushu. Depuis une dizaine d'années, une trentaine de ses membres sont constamment mobilisés pour vérifier si des Chinois ne gèrent pas de magasins dans les quartiers commerçants de la ville et, le cas échéant, les faire partir. "Lorsque des Chinois s'installent quel­que part, les femmes et les enfants ne peuvent plus marcher en sécurité. C'est pour éviter d'en arriver là que nous organisons ces patrouilles", explique un membre du clan. De fait, lorsqu'on se promène dans le quartier animé de Kokura, on n'aperçoit aucun ma­gasin chinois. Ces dernières années, un bar tenu par des Chinois a été incendié, et les incidents de ce genre se sont succédé.

Les organisations criminelles "chinoises" surveillées par la police sont de deux types : les bandes formées par des Chinois issus d'une même région comme le Fujian, Shanghai ou le Dongbei ; et les "Dragons", qui ont fait leur apparition au milieu des années 1980. Les premières sont considérées comme des groupes mafieux. Leur existence a été révélée au début des années 1990 par une série d'affaires telles que les meurtres et les vols à main armée commis à Kabukicho, le quartier chaud de Tokyo. Elles étaient la conséquence de conflits d'argent entre organisations mafieuses.

En 2002, l'un des chefs du clan Sumiyoshi a été abattu par un Chinois dans un café de ce quartier. Il s'en est ensuivi une série d'incidents qui peuvent apparaître comme des représailles, mais la situation n'a pas dégénéré en une guerre contre la mafia chinoise. Le premier groupe Dragon a été créé par des jeunes dans un quartier est de Tokyo, où se trouvait un centre d'accueil réservé aux rapatriés de Chine. Si cette bande de motards a vu le jour, c'est parce que les jeunes sillonnaient les rues du quartier en cherchant la bagarre. Aujourd'hui, on compte sept ou huit Dragons à Tokyo, Yokohama et Osaka. Un membre explique l'origine de ce nom par l'association de l'idéogramme de la colère "do" contre le pouvoir "gon" japonais à celui de la lutte "ra". Chan Yon, qui était le chef de Dragon d'Oji à Tokyo, est aujourd'hui à la tête d'une entreprise de BTP et conserve une grande influence. Il dit assumer son identité chinoise. Bien qu'il possède un nom japonais, il a conservé sa nationalité chinoise. Sa grand-mère a été abandonnée en Chine après la défaite et lui-même est venu s'installer au Japon avec ses parents à l'âge de 7 ans. Il est devenu membre des Dragons lorsqu'il était en deuxième année de collège. Il a pris la tête de la bande à l'âge de 16 ans. Il passait ses journées à se bagarrer, mais il ne se souvient pas d'avoir été vaincu une seule fois. Aujourd'hui, les Dragons comptent environ 200 membres, dont les neuf dixièmes sont des Japonais de souche. Ces bandes attirent les jeunes par le pouvoir qu'elles incarnent. Et elles aussi voient se multiplier les alliances sino-japonaises.

Asahi Shimbun

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