mardi 27 octobre 2009

OPINION - Quelle réflexion stratégique européenne ? - Pierre Conesa

Le Monde diplomatique - Novembre 2009, p. 7.

A l'ombre de la pensée américaine.

" Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d'ennemi ! ", avait prévenu en 1989, dès la chute du mur de Berlin, le diplomate soviétique Alexandre Arbatov. " L'ennemi soviétique avait toutes les qualités d'un "bon" ennemi : solide, constant, cohérent. Militairement, il nous était semblable, construit sur le plus pur modèle "clausewitzien" ; inquiétant certes, mais connu et prévisible (1). " Sa disparition plongea les experts en stratégie (ou stratégistes) des démocraties occidentales dans un profond désarroi. Ils plaidèrent pendant quelque temps qu'il ne fallait pas baisser la garde, ni engranger trop vite les dividendes de la paix, mais le coeur n'y était plus. Il fallut attendre vingt ans pour que la Russie soit de nouveau définie comme une grave menace.

Dès lors, peu importe que le crime organisé italien tue davantage que son homologue russe, c'est ce dernier qui inquiète. Dans le même registre, le passé de M. Vladimir Poutine, qui fut un modeste lieutenant-colonel du Komitet Gossoudarstvennoï Bezopasnosti (KGB) - le Comité de sécurité de l'Etat de l'ex-URSS -, intéresse bien plus que l'accession à la présidence des Etats-Unis de M. George H. W. Bush (1989-1993), pourtant ancien directeur de la Central Intelligence Agency (CIA)...

Dans cette construction de l'image d'un ennemi, les instances de réflexion stratégique occupent un rôle central. C'est même l'une de leur trois raisons d'être : identifier un Autre menaçant ; justifier le système de défense en dressant la hiérarchie des risques ; légitimer l'emploi de la force. L'écrivain Paul Dickson parlait déjà en 1971 de " complexe militaro-intellectuel (2) " pour décrire cette énorme machinerie héritée de la guerre froide. Aux Etats-Unis, on compte entre cinq cents et mille cinq cents think tanks (institutions privées ou publiques de recherche), dont le plus célèbre, la Rand Corporation, emploie près de mille cinq cents personnes - cinq bureaux dans le pays, et quatre à l'étranger - et dispose d'un budget de 130 millions de dollars (3).

Rien de comparable n'existe dans les autres démocraties : la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense français compte à peine une centaine de personnes et un budget d'études de 4 millions d'euros environ pour animer le milieu de l'expertise universitaire ; le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), en Suède, se contente d'une cinquantaine de chercheurs, et l'International Institute for Strategic Studies (IISS), au Royaume-Uni, d'une quarantaine, pour un budget de 9,2 millions d'euros. Les débats stratégiques occidentaux sont donc pour l'essentiel formulés par les cercles stratégiques américains, puis retraités par les autres.

Après la libération du Koweït, on crut à la " menace du Sud " pour remplacer celle " de l'Est ". Une simple réorientation géographique aurait permis de conserver un cadre stratégique et des moyens identiques. Mais le Sud, trop hétérogène, se prêtait mal à cette généralisation jusqu'à ce qu'apparaisse la thèse du " choc des civilisations ", sous la plume du professeur de science politique américain Samuel Huntington (4).

On s'inquiéta aussi des " zones grises " et des " Etats faillis " (failed states) qui échappaient au droit. Le Grand Echiquier, de M. Zbigniew Brzezinski (5), un ancien conseiller du président James Carter, devint le bréviaire de la vision unilatéraliste des dirigeants américains. L'important n'est plus l'ennemi mais le maintien de la suprématie : " Puisque la puissance sans précédent des Etats-Unis est vouée à décliner, la priorité est donc de gérer l'émergence de nouvelles puissances mondiales de façon à ce qu'elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine (6). "

Globalisation de la peur

La reconquête par les néoconservateurs de ces instances de réflexion stratégique marque une étape essentielle. En 1997, ceux-ci fondent le Project for the New American Century (PNAC), défini comme une organisation d'éducation qui pose en principe fondamental pour le XXIe siècle que " le leadership américain est à la fois bon pour l'Amérique et bon pour le monde ". Le rapport " Rebuilding America's defenses " (" reconstruire les défenses de l'Amérique "), rédigé par les membres du PNAC avant le 11 septembre 2001, pose les principes de la légitimité de la guerre préventive et de l'acceptabilité de l'usage de l'arme atomique avec les minibombes nucléaires.

Dans les démocraties, les stratégistes sont tenus à une certaine transparence et à un discours public, officiel ou quasi officiel : Livre blanc sur la défense, en France, en 1994 et en 2008 ; " Strategic defence review " (SDR) de 1998 et " SDR new chapter " de 2002, au Royaume-Uni ; " Towards a grand strategy for an uncertain world. Renewing transatlantic partnership ", aux Etats-Unis (2007), etc. Tous ces documents expliquaient qu'il n'y avait plus d'ennemis majeurs mais que l'effort de défense devait être maintenu, s'appuyant sur une sémantique stratégique et des légitimations diversifiées : l'ennemi, les menaces, la destruction de la planète ont été remplacés par des " défis ", des " incertitudes ", des " crises ", des " risques ", des " mutations " ou des " intérêts ".

Faute d'ennemis, la réflexion stratégique américaine s'est essentiellement consacrée à un " fétichisme technologique " : la révolution dans les affaires militaires (RMA), lancée par l'Office of Net Assessment, de M. Andrew Marshall, privilégie les armes dites " de précision " et tente de rendre la guerre acceptable en prétendant limiter les effets collatéraux et réduire le nombre de morts. Puis apparaît la thématique de la cyberguerre (dont le bogue de l'an 2000 sera la version publique), la défense antimissile, les approches C2I, puis C3I, puis C4I, puis maintenant C5I (7), la transparence du champ de bataille, l'architecture des systèmes de systèmes, etc.

A cette tendance a correspondu la prédilection pour le renseignement d'origine technique au détriment du renseignement humain, dont on a pu mesurer les limites lors des attentats du 11 septembre 2001, puis des guerres en Afghanistan et en Irak. Toutes ces avancées technologiques ciblaient un adversaire qui aurait accepté un combat traditionnel. Il ne s'en trouva qu'un : Saddam Hussein dans la première partie de la guerre d'Irak (20 mars - 1er mai 2003). Par la suite, les belligérants refusèrent le combat frontal.

Les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone sont venus globaliser la peur. Le président George W. Bush a donc déclaré la guerre... à des concepts : une guerre globale contre le " terrorisme " et la " prolifération ". Il a défini de manière arbitraire les ennemis : Iran, Irak, Corée du Nord (qui n'ont pourtant rien à voir avec les attentats du 11-Septembre), en oubliant les alliés proliférants (Israël, Pakistan, Inde) ou dont certains secteurs gouvernementaux restent proches du terrorisme (Arabie saoudite, Pakistan). Toutefois, désigner le risque ne suffit pas, il faut aussi le rendre menaçant. Les stratégistes réutilisèrent donc trois méthodes classiques : l'hypertrophie de la menace, l'irrationalité de l'adversaire et sa sauvagerie.

S'y ajoutèrent la thématique du secret et du complot (" guerre secrète ", " archives secrètes "), celle de la diabolisation (" spectre ", " nébuleuse islamiste ", " zombie ", " fanatique ", " ennemi invisible "), une partie de l'ancien vocabulaire de la guerre froide étant recyclé (" Internationale islamiste ", " troisième totalitarisme ", " axe du Mal "...). Un an avant le 11-Septembre, on ne parlait pourtant pas de terrorisme, et encore peu d'islamisme : Bruce Hoffman, expert américain de la Rand en matière de terrorisme, déplorait même la diminution de ses effectifs de recherche.

La stratégie du fort au " fou " énoncée par François de Rose (8) permet de terroriser autour de la prolifération nucléaire. Certains pays voulant disposer de l'arme nucléaire sont décrits comme les " fous " (Iran, Corée du Nord) - contrairement aux pays " amis " (Israël, Pakistan) - et servent d'épouvantails pour expliquer les menaces. Voire, comme en Irak, de bouc émissaire, lorsque les faux rapports de renseignement, américain et britannique, annonçant l'existence de programmes d'armes de destruction massive furent utilisés pour attaquer le pays.

En une décennie, la stabilité planétaire assumée par deux superpuissances a fait place à des crises à stricte dimension régionale (Yougoslavie, Somalie, Timor, Haïti). Mais qui hiérarchise les crises et les risques ? Qui a décidé que la Somalie était une crise en 1993 ? Qui découvre que l'Irak de Saddam Hussein est tout à coup devenu une menace imminente ? Dresser l'agenda, c'est établir les termes du débat.

L'Europe a plus suivi les Etats-Unis qu'elle n'a mûri son identité stratégique. Devenue un acteur important des crises, la Commission n'est pas un Etat et ne dispose d'aucun service de police ou de renseignement, pas plus que d'un ministère des affaires étrangères susceptible de l'informer en propre. Pour l'analyse de la situation internationale, elle dépend donc totalement de l'expertise extérieure ouverte. Or de quoi dispose-t-elle ? L'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne (IES), créé en 2002, compte à peine une dizaine de chercheurs à temps plein. Son approche est fondée sur une vision européenne, mais on remarque dans les missions qui lui sont assignées un fort tropisme américain puisqu'il a vocation, selon la charte fondatrice (9), à " réunir des universitaires, des fonctionnaires, des experts et des décideurs des Etats membres, d'autres pays européens, des Etats-Unis et du Canada en vue de procéder à une analyse prospective des questions de défense (...) et à enrichir le dialogue transatlantique sur toutes les questions de sécurité ".

Le monde militaro-intellectuel européen est atteint d'ontologie atlantiste, incapable de penser la globalisation autrement que comme une projection de sa propre image, un centre américain et une périphérie plus ou moins distante.

Neutralisation ou destruction

En réalité, la prospective stratégique européenne devrait se concentrer autour de quatre questions centrales : les Etats-Unis, responsables de la crise financière, stratégique et civilisationnelle, auront-ils demain la même légitimité à assurer un leadership mondial ? Ceux-là mêmes qui avaient aveuglément soutenu les excès de la période Bush se retrouvent aujourd'hui dans la dénonciation radicale qu'en fait M. Barack Obama, comme hier les communistes orthodoxes se ralliaient au rapport Khrouchtchev (une critique radicale du stalinisme) pour prouver que Moscou avait toujours raison. Continuer à énoncer que la démocratie apporte la paix et que seules les dictatures sont bellicistes paraît un peu insuffisant en termes de sécurité internationale, au regard des crises afghane, irakienne et pakistanaise.

Empêtrée dans ses problèmes institutionnels, l'Europe peut-elle et doit-elle devenir une puissance ? Si oui, selon quels termes ? Penser les relations internationales exclusivement comme le font les stratèges américains, alors que les institutions européennes se sont construites sur le consensus et la négociation, relève de l'hémiplégie intellectuelle.

L'Europe doit disposer de sa propre capacité d'évaluation des crises. Quelles sont celles qui pourraient la menacer et quels moyens, militaires ou non militaires, employer pour les résoudre ? Doit-elle avoir des concepts stratégiques propres privilégiant la neutralisation de la menace plutôt que sa destruction ? Nombre de stratégistes européens se demandent ce que pensent les Américains d'un problème plutôt que ce que l'Europe doit en penser. Ainsi en est-il de la montée en puissance de la Chine ou du rapport à la Russie. Le dernier sommet de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) de juin 2009 n'a pas apporté de vision stratégique européenne claire, si ce n'est la garantie de la survie de la seule organisation militaire intégrée de la planète - dans laquelle l'Europe n'a pas les moyens militaires de peser.

Note(s) :

(1) Général Eric de La Maisonneuve, Agir, n° 11-12, Paris, octobre 2002.
(2) Paul Dickson, Think Tanks, Atheneum, New York, 1971, p. 133
(3) Les données sont extraites de la thèse de Jean-Loup Samaan, Contribution à une sociologie de l'expertise militaire. La Rand Corporation dans le champ américain des études stratégiques depuis 1989, document dactylographié, université Paris-I, 2008. Le budget de la Rand paraît toutefois presque misérable à côté de ceux d'Aerospace (6 milliards de dollars), de l'Institute for Defense Analyses (IDA, 8 milliards de dollars) ou de Mitre (204 milliards de dollars), des organismes rattachés à l'une ou l'autre des armées ou institutions de défense.
(4) Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997.
(5) Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier. L'Amérique et le reste du monde, Hachette, Paris, 1997.
(6) Cité dans Olivier Zajec, Les Secrets de la géopolitique. Des clés pour comprendre, Tempora, Paris, 2009.
(7) C5I, acronyme pour " command, control, communications, computers, collaboration and intelligence ".
(8) François de Rose, " Pour une dissuasion du fort au faible ", Relations internationales et stratégiques, n° 12, IRIS, Paris, 1993, p. 101.
(9) Action commune du Conseil du 20 juillet 2001 relative à la création d'un Institut d'études de sécurité de l'Union européenne, Journal officiel des Communautés européennes du 25 juillet 2001.

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