Trois mois après les émeutes du Xinjiang - les pires affrontements interethniques de l'histoire chinoise -, Pékin a prononcé 12 condamnations à mort contre les émeutiers. Sur place, la haine s'exprime sans retenue contre les Ouïgours.
Face aux émeutes, les autorités chinoises avaient fait donner la troupe en distillant par haut-parleurs les chants de marche de l'armée Rouge, entrecoupés des mots d'ordre du bureau politique. Contre toute attente, elles ont, cette fois, enrôlé Louis Armstrong pour neutraliser les fauteurs de troubles ! Ainsi, toutes les dix minutes, sur la grande place You Hao Nan Lu d'Urumqi, la plus grande ville de Chine occidentale, théâtre il y a trois mois de heurts violents entre les Hans et les Ouïgours musulmans, les baffles fixés sous les lampadaires distillent le refrain "What a wonderful world". Cet hymne au bonheur terrestre masque difficilement le bruit des rangers des soldats qui patrouillent aux abords du centre commercial, un bâton genre batte de base-ball à la main. Il est tout juste 10 heures du matin. La place est encore déserte. Seuls quelques taxis pourpres s'aventurent jusqu'au rond-point, inondé d'oriflammes qui célèbrent l'anniversaire des 60 ans de la Chine communiste.
Il y a trois mois, le lynchage de deux travailleurs migrants ouïgours avait déclenché des manifestations sauvagement réprimées : 156 morts, 1 000 blessés. Depuis, Urumqi, capitale d'une province musulmane qui fait tache dans l'océan de la population han, vit dans l'attente de nouvelles batailles rangées. Nullement calmées, les deux ethnies guettent le premier prétexte pour en découdre de nouveau dans une ville saturée de soldats. Une propagande irréelle vante la "paix retrouvée", même si l'omniprésence de la troupe et la persistance du couvre-feu démontrent l'inanité des communiqués officiels.
Des deux côtés, on se toise tandis que les groupes d'autodéfense brûlent de remettre ça... En attendant, personne ne sort après 22 heures et le grand magasin Carrefour de l'avenue Jie Fang Nan Lu, dont on avait annoncé la réouverture, sert, en réalité, dès que la nuit tombe, de quartier général à l'armée. Priés, au lendemain des émeutes, d'être plus affables avec les journalistes étrangers, les troufions refusent désormais d'être photographiés. Surtout, les gens du cru se murent dans le silence. Surtout, se taire, sous peine de disparaître comme ce jeune médecin, dûment appréhendé parce qu'il s'était risqué à répondre aux questions d'un reporter d'USA Today. Dans ce climat de terreur, les rumeurs prolifèrent tant il est difficile pour quiconque de s'informer : Urumqi est toujours privé d'Internet. Les SMS sont bannis. Pas question non plus de se risquer à téléphoner à l'étranger et l'achat, dans les kiosques, d'un journal autre que local tient du pari impossible. Résultat : la paranoïa s'épanouit. Les passants rasent les murs, alors que les banderoles omniprésentes du régime appellent à rejeter le séparatisme de la "fauteuse d'émeute" Rebiya Kadeer. Qu'on se le dise ! La présidente du Congrès mondial des Ouïgours est accusée d'avoir tout fomenté de l'étranger. Des avis de recherche sont régulièrement collés dans les rues d'Urumqi pour aider à l'arrestation des "agitateurs". Tout comme les messages appelant à ne pas héberger d'Ouïgours chez soi. Dans le quartier han de Sha Yi Ba Ke, le collège de Wulumuqi affiche ainsi un "Wanted", mais les photos des suspects hans ont été grossièrement arrachées.
Les 10 000 policiers déployés à Urumqi, au lendemain des émeutes, pour rétablir le calme, sont plus que jamais sur la brèche. A chaque carrefour, ils sont juchés sur une sorte de podium, casque sur le crâne et le doigt sur la détente du fusil d'assaut. Ils sont jeunes et, surtout très tendus à chaque fin de prière, lorsque les Ouïgours quittent la mosquée et palabrent sur le trottoir. Le 13 juillet dernier, on appelait les forces spéciales pour neutraliser trois barbus qui hurlaient "Allah Akbar" près du grand bazar, une matraque à la main. La scène, filmée à la sauvette, a marqué les esprits : on y voit plusieurs policiers paniqués, hurler et vider leur revolver sur des manifestants déjà à terre...
Depuis, qu'il s'agisse d'un quartier han, ouïgour ou mixte, des camions patrouillent sans arrêt. Souvent par deux et précédés d'un 4x4 aux vitres fumées. Il s'agit d'étaler sa force et, surtout, de décourager les éventuels meneurs, résignés à être arrêtés en vase clos.
Les banques, elles, se barricadent derrière de nouveaux murs de brique tandis que leurs clients prennent la poudre d'escampette. Ainsi, le quartier mixte de Chang Le Yuan est frappé, depuis quelques jours, par une véritable hémorragie démographique, en prévision de nouveaux affrontements. Tous les commerces qui bordent l'avenue principale arborent un écriteau "A vendre" et les agences immobilières exhibent les petites annonces des candidats à l'exode qui précisent "Vente d'urgence ! Prix bas". Ainsi Mme Yang, propriétaire d'un magasin de "grande viande" (porc), a décidé d'exercer ailleurs son commerce. Elle ne supporte plus de se faire caillasser par des Ouïgours et a décidé de plier bagage. "Depuis les émeutes, mon opinion sur les Ouïgours n'a fait que s'aggraver. Comment pourrait-il en être autrement ? Hier, des policiers sont venus pour nous conseiller d'acheter des bouteilles d'eau. Ils affirment que les musulmans pourraient bien empoisonner l'eau du robinet." Mme Yang rejoindra le quartier de Sha Yi Ba Ke, exclusivement han, dès qu'elle aura déniché un candidat pour son bail.
A 1 800 km au sud-ouest d'Urumqi, l'oasis Kashgar est l'un des berceaux de l'islam chinois. Contrairement à la capitale du Xinjiang, la ville présente un rapport de forces favorable aux musulmans : 90 % de ses habitants sont ouïgours et la ville compte plusieurs mosquées. Décidées à modifier la proportion, les autorités envisagent de raser 85 % du vieux Kashgar d'ici à dix ans. Les maisons de torchis céderaient ainsi la place à des immeubles en béton afin de cerner les enclaves rebelles. En juillet dernier, la ville a failli s'embraser lorsque des manifestants musulmans se sont rassemblés sur la place du Peuple, face à la statue de Mao, pour conspuer les autorités. Comme à Urumqi, ils réclamaient une enquête sur la mort d'ouvriers ouïgours à Canton. Les policiers ont écrasé dans l'oeuf ce début d'insurrection. Depuis, la tension n'est pas retombée. Les fidèles de la mosquée Idkah - la plus grande de Chine - sont tenus à l'oeil par les militaires. En ce vendredi de prière, la place est envahie de soldats qu'il est strictement interdit de photographier. Des cortèges de camions militaires et de bétonneuses complètent le décor.
Planté devant la mosquée, un écran installé par la municipalité diffuse en boucle des informations locales : inauguration d'une nouvelle usine, avancement des travaux de l'autoroute, performances des chemins de fer de la province. Autant de questions peu sujettes à polémique, traités par des journalistes hans dont la voix est doublée en ouïgour, seule concession aux usages locaux.
L'appel du muezzin rallie les badauds indifférents à cet étalage de propagande. "Heureusement, ni les communistes, ni les militaires ne peuvent pénétrer à l'intérieur de la mosquée", explique son gardien. Ils ont juste laissé un panneau trilingue, en arabe, mandarin et anglais, qui rappelle que le gouvernement a financé, pour attirer les touristes, la construction de 53 commerces autour de la mosquée. Une preuve peu convaincante de son impartialité...
En attendant le retour d'une improbable concorde, des points de contrôle, occupés par des policiers en armes, ont été édifiés à chaque entrée de la cité : les Ouïgours sont priés de descendre de leur véhicule sans sourciller. Idem, bien sûr, pour les étrangers. On vérifie les papiers d'identité, mais aussi les photos sur les appareils numériques et les ordinateurs. Rencontré dans un hôtel de Kashgar, un jeune couple d'Allemands avoue avoir dû se débarrasser prestement de ses revues étrangères et arracher un passage de son guide touristique consacré à l'histoire de la ville pour calmer la hargne de ces vigiles sur le pied de guerre. Dans le vieux Kashgar, les femmes que l'on croise sont toutes voilées, souvent intégralement. L'âne demeure le principal moyen de locomotion. Les enfants cirent les chaussures ou ramassent les bouteilles en plastique car, ici, rien ne se perd. Un forgeron ferre les chevaux pour 12 yuans, les ânes pour 10. Dans les allées du marché aux tissus, dire qu'on arrive de Pékin rend tout de suite suspect : l'interlocuteur ouïgour, d'habitude si prompt à offrir le thé et les biscuits, tourne les talons sans demander son reste.
Les familles ouïgoures les plus modestes reçoivent une aide financière des autorités et sont tenues de le faire savoir en clouant une petite plaque au-dessus de la porte d'entrée. "Cette maison dépend du gouvernement pour payer l'eau courante et l'électricité." Ailleurs dans le vieux Kashgar, d'autres panneaux indiquent que l'hôpital fournit gratuitement des médicaments aux toxicomanes. Sur les murs de terre, en lettres rouges, on apprend aussi qu'il est formellement interdit de se rendre seul en pèlerinage à La Mecque...
La solution : le confort moderne !
Juste derrière les maisons de terre, une route à quatre voies donne sur l'Aizi Rete : des barres d'immeubles neufs, dans le plus pur style néostalinien, se déroulent à l'infini. Un avenir radieux que l'on ne saurait dédaigner. A condition d'accepter le plan municipal d'expropriation, les habitants du vieux Kashgar pourront quitter leur quartier natal avec une grosse enveloppe (1 600 yuans par mètre carré, ou 1 800 yuans s'ils s'exécutent avant les délais). Ils obtiennent, en échange, un appartement neuf en banlieue et la promesse d'une "nouvelle vie". A eux le confort moderne ! Et parce qu'ils auront déjà tout dépensé, ils ne pourront pas retourner vivre, en cas de regret, dans le centre-ville reconstruit par les architectes évidemment hans. "Nos immeubles sont proches de la ville, mais on ne se parle plus beaucoup entre voisins", reconnaît Hassan, nouveau résident. Il regrette la disparition des lieux de culte où il faisait bon se retrouver.
Entre les quartiers ouïgour et han, la ligne de démarcation est en pointillé : les panneaux en arabe deviennent progressivement bilingues puis cèdent la place au mandarin. La partie han de Kashgar a aussi ses "Champs-Elysées" : une galerie marchande truffée de restaurants aux cuisines variées. A 19 ans, Yangli y travaille comme serveuse depuis deux semaines ; son père lui a décroché le job. Elle est née à Kashgar, mais confie qu'elle n'a jamais mis les pieds dans le quartier ouïgour, à quinze minutes de marche, "parce que personne ne [l']y a jamais emmenée". Autant dire que la réconciliation n'est pas pour demain. Seule note d'espoir : le tout nouveau terrain de basket de Jiefang, en quartier han, où s'aventurent audacieusement de jeunes Ouïgours pour des matchs "interethniques" improvisés.
© 2009 Marianne. Tous droits réservés.
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