Lettre d'Asie
Les Chinois ont du tempérament et ils aiment leurs caractères, c'est-à-dire leur système d'écriture. La proposition d'une réforme simplifiant un nombre limité de « sinogrammes » vient de provoquer une controverse illustrant à quel point les Chinois semblent attachés à la complexité de leur langue écrite.
Pourtant, sur le papier, l'impact de ce projet gouvernemental sera négligeable : sur les 47 037 caractères répertoriés - mais seulement 3 500 sont utilisés couramment -, il s'agit d'en simplifier seulement 44 ! Et les changements seront minimes : les caractères concernés, qui expriment des mots ou des adjectifs usuels, se verront simplement amputés de petits traits. Mais une partie de l'opinion publique rejette cette réforme. Et comme les Chinois ont été invités à donner leur avis sur Internet ou en écrivant à la Commission de la langue chinoise du ministère de l'éducation, ils ne s'en privent pas.
Un sondage organisé par le site Sohu.com montre que 90,3 % des 24 7 195 personnes consultées se sont déclarées hostiles à cette réforme. « Ils n'ont vraiment que ça à foutre, les bureaucrates du ministère. Il y a tout de même d'autres moyens de contribuer au progrès de l'éducation en Chine ! », vitupère un internaute sur le site du Quotidien du peuple, l'organe central du Parti communiste. « Alors, à 31 ans, je vais devoir retourner à l'école ? », ironise un autre... Un professeur de linguistique de l'université normale de Nankin, Ma Jinglun, se dit opposé à cette perspective de simplification, car les caractères chinois jouent « un rôle social et psychologique » important dans l'Histoire et la culture de l'empire du Milieu. L'écriture millénaire des caractères ayantservi de puissant facteur d'unification politique. Selon Sun Xiaoyun, calligraphe renommé, « cette réforme n'est pas nécessaire : ce qui est essentiel, c'est que le sinogramme transmette correctement le message. Sa forme en elle-même importe peu ». La question de la simplification des caractères est loin d'être nouvelle. D'abord, la réforme a déjà eu lieu sous le maoïsme puisque, entre 1956 et 1975, des milliers de sinogrammes se sont vus amputés de plusieurs traits. Il n'y a plus qu'à Taïwan, Hongkong, Macao et dans la diaspora chinoise, surtout en Asie du Sud-Est, que les caractères traditionnels sont encore utilisés. Et cette volonté simplificatrice remontait à plus loin encore : elle s'enracinait dans une volonté réformiste d'intellectuels de la fin du XIXe siècle qui voulaient promouvoir un accès plus large à l'éducation en rendant moins complexe une écriture de lettrés. En 1909, le rédacteur en chef du Journal de l'éducation, Lu Feikui, avait proposé le passage « à des caractères de formes populaires ».
Certains osèrent émettre l'idée sacrilège, comme l'avait fait au Japon en 1866 le haut fonctionnaire Hisoka Maegima, en suggérant « une proposition pour l'élimination des caractères [chinois] ». Des années plus tard en Chine, un certain Lu Zuangzhang se livra dans une revue à une diatribe contre cet « empire des signes » qui corsetait l'expression graphique du pays : « Vous dites que les caractères chinois ont une beauté sans pareille. Eh bien, au nom de leur beauté, ils nous contrarient par leur difficulté sans pareille ! »
Aujourd'hui, le professeur de linguistique de l'université Fudan de Shanghaï Chu Xiao Quan, explique que « dans les moments historiques cruciaux où le sort de la Chine et de la culture chinoise était réellement mis en cause, le défi se traduisait souvent en un problème de langue qui provoquait des réactions émotionnelles dans l'imaginaire linguistique des Chinois. Mais jamais ceux-ci dans leur longue histoire ne se sont affrontés à une interrogation sur leur propre langue aussi aiguë et aussi radicale qu'à l'époque moderne ». (La Pensée en Chine aujourd'hui, sous la direction d'Anne Cheng, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2007). Pour le professeur Chu, à l'aube du XXe siècle, il y avait des intellectuels pour faire valoir que l'écriture traditionnelle pouvait « être la cause des échecs historiques essuyés par la Chine ». Certains estimaient qu' « il y [avait] urgence à se débarrasser de l'écriture chinoise afin de faire sortir la Chine de l'abîme de la fin du [XIXe] siècle ». Passer d'une représentation écrite symbolique à l'alphabet latin, tel était pour eux l'avenir.
Les radicaux de cette « révolution culturelle » ne l'ont certes pas emporté, mais plus tard, les communistes ont opté pour une simplification des caractères et parallèlement adopté le pinyin, une romanisation du mandarin, qui facilite la prononciation pour le locuteur non sinophone.
Et si les Chinois semblent ne plus vouloir prolonger l'expérience, il faut peut-être voir d'autres motifs dans l'agacement suscité par ce dernier projet de réforme. C'est ce qu'avance Dong Qiang, professeur de français et de littérature comparée à l'université de Pékin et calligraphe distingué : « Je vois dans l'actuelle controverse un conflit entre la «technocratie progressiste» - qui justifie la réforme comme une tentative pour mieux standardiser l'écriture et une adaptation au besoin de l'ère Internet - et une nécessité de s'enraciner sur le plan culturel à travers l'écriture. » En fait, ajoute-t-il, « cette hostilité à la réforme reflète un état d'esprit des Chinois d'aujourd'hui qui en ont assez que tout soit décidé par le haut, par de soi-disant "experts" ».
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