La Chine postcommuniste reste un cauchemar bureaucratique où les citoyens, malgré un système assoupli au fur et à mesure des réformes économiques, sont encore obligés de se soumettre aux diktats de l'administration. Parfois, certains problèmes semblent sans solutions : en Chine, c'est le dragon qui se mord la queue.
Dans un dossier spécial, l'hebdomadaire « libéral » de Canton, le Nanfang zhoumou, vient de livrer un exemple des plus frappants de ce genre de quadrature du cercle à la sauce chinoise. L'histoire concerne la question du hukou, cette sorte de passeport intérieur qui, depuis les débuts de l'époque maoïste, permet de maîtriser les flux de population. Ce système d'enregistrement obligatoire divise, depuis les années 1950, la population entre « urbains » et « ruraux », au point qu'il a été parfois qualifié de système confinant à un apartheid. L'obsession chinoise de contrôle des personnes ne date cependant pas d'hier : sous la dynastie des Xia, (2100 avant J.-C. - 1600 avant J.-C.), les empereurs enregistraient déjà la population...
Comme nous allons le voir, dans ce saisissant article d'un magazine prompt à dénoncer les abus, les récentes réformes de l'équivalent chinois de ce que l'on appelait la propiska en URSS, continuent de limiter les droits les plus élémentaires du citoyen. C'est l'histoire d'une demoiselle Yang Lei (son âge n'est pas précisé, pas plus que son métier). La jeune fille habite Canton, la grande métropole du sud. Elle est née dans le Shanxi, une province pauvre et rurale située au sud-ouest de Pékin. Elle a fait ses études dans la capitale. Un itinéraire compliqué que les pesanteurs du hukou ne font rien pour arranger.
Disons-le tout de suite, et pour des raisons que nous allons ci-dessous vous conter, Melle Yang ne peut pas se marier. Elle a beau avoir un petit ami avec qui elle veut convoler en justes noces, les contradictions inhérentes aux exigences de ce satané « passeport » l'en empêchent. « Quand je pense que je croyais que le mariage était un droit humain ! », s'est-elle lamentée auprès des journalistes. Elle possède à l'heure actuelle un hukou d'employée à Canton, et si elle veut se marier, elle doit le transformer en s'enregistrant auprès de son comité de quartier dans le mois qui suit les noces.
Or, la réglementation impose aux futurs époux de posséder un appartement pour opérer cette transformation. Malheureusement, elle n'a pas les moyens de s'acheter sa propre résidence à l'heure où les prix de l'immobilier repartent à la hausse. Et si elle retournait chez elle dans le Shanxi à des fins d'épousailles, elle ne pourrait plus bénéficier du hukou de Canton... Une condition indispensable pour avoir une existence administrative sans laquelle l'individu ne bénéficie pas de la sécurité sociale, de l'accès à l'éducation, aux soins, etc.
Ainsi que l'explique la chercheuse française Chloé Froissart, spécialiste de la question, le hukou a permis, depuis l'époque maoïste, « d'une part, de servir le projet de développement socialiste qui a très vite induit un strict contrôle des migrations vers les villes, dont le hukou s'est avéré l'instrument privilégié. D'autre part, cette division de la population permettait au parti de mieux asseoir son contrôle sur la société ». (in « Le système du hukou : pilier de la croissance chinoise et du maintien du PCC au pouvoir », Les Etudes du CERI, n° 149, septembre 2008).
Ce même hukou a en effet joué un rôle majeur dans le développement économique de la Chine, y compris après le début des réformes d'inspiration libérale au début des années 1980 : comme l'explique encore Mlle Froissart, « avec la réintroduction du marché, les paysans acquièrent l'opportunité de venir travailler en ville, sans toutefois pouvoir devenir des résidents urbains. De fait, les migrants sont exploités dans les métropoles dont ils ne possèdent pas le hukou : ce sont de fait des «citoyens de seconde zone», corvéables et taillables à merci pour un salaire de misère. Pourtant, ce sont eux qui construisent la Chine du «miracle» » !
Très impopulaire, et on comprend pourquoi, le hukou est cependant en passe d'être modifié dans le cadre d'une réforme qui consiste à en assouplir les modalités. Exemple, si le citoyen peut prouver une résidence prolongée dans une ville donnée où il paie des impôts locaux et possède un appartement, il lui est possible d'avoir une existence locale. C'est le cas à Shanghaï où la municipalité a facilité l'enregistrement des nouveaux résidents afin d'attirer les talents des jeunes diplômés.
En attendant, la pauvre demoiselle Lei avait pourtant songé à revenir se marier dans son village d'origine, mais les autorités locales ont rejeté sa requête : quand on a réussi à transférer son hukou de la campagne à la ville, on ne peut plus faire le chemin inverse. Contrôle de l'exode rural oblige... Elle a ensuite tenté de faire croire aux services concernés de Canton qu'elle avait de la famille en banlieue de la ville, mais ce pieux mensonge n'a pas marché. Aujourd'hui, elle a perdu tout espoir, et pense déjà, piètre consolation, à organiser un banquet pour fêter l'union avec son ami, à défaut de pouvoir un jour se marier civilement.
Yang Lei a fait contre mauvaise fortune bon coeur. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Désespérés, certains se sont suicidés, faute de pouvoir se marier. En 2006 à Pékin, un père qui ne pouvait obtenir de hukou pour son fils, a fini par tuer son bébé en le jetant par terre.
© 2009 SA Le Monde. Tous droits réservés.
PHOTO - Gilles Sabrie / LeMonde.fr
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire