La foule des passagers qui viennent de descendre des avions se dirige vers l'immigration. Longeant le mur du couloir d'arrivée, un homme marche en sens inverse, tournant le dos à la pancarte " Welcome to Japan ". Un voyageur qui a oublié quelque chose dans un avion ? Sur son tee-shirt des idéogrammes et des caractères latins expliquent sa présence nonchalante dans les salles d'arrivée de l'aile sud du terminal 1 de l'aéroport international de Narita à Tokyo : " Je suis chinois et je veux rentrer dans mon pays. " Formule quelque peu déconcertante.
Comme dans tous les aéroports du monde, il y a au Japon des passagers qui ne peuvent pas entrer, car leurs papiers ne sont pas en règle. Feng Zhenghu, lui, a un visa en bonne et due forme. Mais il ne veut pas entrer au Japon. Il veut retourner dans son pays, la Chine, dont il a le passeport (en cours de validité). Il habite Shanghaï et a une carte de résident. Mais la Chine le rejette. Et depuis le 4 novembre, il bivouaque sur une banquette devant les guichets de contrôle des passeports. Il est au Japon sans y être vraiment.
Au cours des cinq derniers mois, il a essayé à huit reprises de retourner en Chine : quatre fois, il a été refoulé à l'immigration. Quatre fois, des compagnies aériennes ont refusé de l'embarquer au risque de devoir le ramener au Japon. Il a déposé plainte contre Northwest Airlines et Air China pour avoir refusé de l'embarquer alors que ses papiers sont en règle. La dernière fois, le 4 novembre, il a été remis manu militari à Shanghaï dans un avion pour Tokyo et a décidé de ne pas entrer au Japon mais de rester dans ce no man's land entre la descente des avions et l'immigration.
" Je ne veux pas entrer au Japon. Je veux rentrer dans mon pays. Si j'entre au Japon, personne ne fera attention à ma situation : un Chinois qui n'a pas le droit de rentrer chez lui ", dit-il dans un japonais hésitant au cours d'une rencontre dans cette salle d'arrivée de l'aéroport où il est régulièrement interviewé par des journalistes étrangers et japonais. Il a récemment décliné une proposition d'assistance du Haut-Commissariat aux réfugiés pour lui permettre d'obtenir le statut de réfugié au Japon. " J'ai un pays et je ne demande pas le droit d'asile ", dit-il
Feng Zhenghu, 55 ans, est un homme de combat. Economiste, il a déjà fait trois ans de prison pour la publication en 2000 d'un livre sur les entreprises japonaises à Shanghaï qui avait déplu aux autorités et pour des " opérations économiques illégales ". Activiste, épinglé par la police pour avoir soutenu les contestataires de Tiananmen en 1989, il milite pour la démocratie et les droits de l'homme. Il avait été arrêté une nouvelle fois en février dernier. Pendant quarante jours sa famille a été sans nouvelles. Puis, il a été relâché à condition qu'il parte à l'étranger et ne revienne qu'après le 20e anniversaire du massacre le 4 juin. Il s'est donc rendu en avril au Japon, où habite sa soeur.
Mais quand il a voulu rentrer le 7 juin, il a été refoulé à l'aéroport de Shanghaï et remis dans un avion pour Tokyo. Il a compris qu'en fait les autorités l'avaient forcé à un exil permanent. Ce n'est pas le premier cas d'activistes chinois " bannis " de leur pays. La plupart acceptent leur sort et vivent à l'étranger. Feng Zhenghu, lui, a décidé de rester autant qu'il le faudra dans son " purgatoire diplomatique " à Narita.
" La dernière fois que je suis arrivé à l'aéroport de Pudong, à Shanghaï, j'ai argumenté avec l'immigration. L'agent n'a donné aucune raison pour son refus de me laisser entrer. Il a dit simplement : "J'ai des ordres de mes supérieurs." Quels supérieurs ? J'ai été remis dans le premier avion pour Tokyo. Sans la moindre base légale, les autorités refusent de me laisser rentrer parce je suis du côté de ceux qui sont victimes de l'arbitraire du pouvoir. " M. Feng milite en faveur des victimes des évictions forcées.
Les premiers jours, Feng Zhenghu n'avait que de l'eau des lavabos des toilettes publiques et des biscuits, raconte-t-il. Les salles d'arrivée d'un aéroport n'ont pas les boutiques hors taxes et les restaurants des salles de départ. Peu à peu, il s'est organisé et il est devenu une figure familière du terminal 1. Il a désormais un sac de couchage, et des passagers des quatre coins du monde ou des équipages, qui connaissent sa présence, lui apportent vivres, vêtements et objets de toilette. " Non, non, rien à manger, j'ai bien assez ! ", nous avait-il répondu lorsque nous avions pris rendez-vous. Une activiste de Hongkong a fait un aller et retour dans la journée pour lui apporter une semaine de vivres. " Bientôt on ne saura plus où les mettre ", dit un employé de l'aéroport.
Enjoué, M. Feng a l'air en bonne santé en dépit d'un régime alimentaire (biscuits, conserves, chocolat, nouilles instantanées) particulièrement peu équilibré. " Le plus pénible c'est qu'il n'y a pas de douche dans cette partie de l'aéroport ", poursuit-il. Seuls liens avec l'extérieur : son portable et son ordinateur. Sa journée est occupée : il écrit son blog en chinois (traduit en partie sur Twitter et Global Voices Online), envoie des messages, reçoit des appels téléphoniques, et répond aux questions des voyageurs. " C'est mieux qu'en prison où j'étais à l'isolement, dit-il dans un sourire. Le vice-président Xi Jinping a été reçu par l'empereur japonais tandis qu'un citoyen chinois se voit interdire de rentrer dans son pays. Et tout le monde trouve cela normal. "
Le personnel de l'aéroport est assez compréhensif, dit Feng Zhenghu, mais les autorités japonaises, elles, sont embarrassées. C'est une affaire chinoise qui a pour théâtre leur territoire. Elles n'ont jamais pensé que le têtu M. Feng tiendrait si longtemps. Le forcer à entrer au Japon est impossible. L'expulser aussi. " Perturber le travail des fonctionnaires " n'est pas un motif suffisant et surtout, il risque de revenir par le prochain avion... Son visa d'entrée au Japon est valide jusqu'en juin. Alors, son statut changera...
© 2009 SA Le Monde. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire