lundi 21 décembre 2009

ANALYSE - Le si singulier marché chinois - Raphaëlle Bacqué

Le Monde - Horizons, mardi, 22 décembre 2009, p. 14

Faire des affaires en Chine répond à des codes bien précis. Le premier est le silence. Dès lors, enquêter auprès des entreprises françaises sur les méthodes si particulières des businessmen dans ce pays, c'est se heurter à l'omerta. Un responsable d'entreprise la justifie : " Il y a deux ans, le Financial Times a rapporté, dans un article publié en "une" du journal, l'observation mitigée de notre PDG sur les méthodes commerciales chinoises. Nos contrats ont été gelés pour six mois. " Même crainte de cet autre à qui on demandait s'il pouvait être cité : " Vous n'y songez pas ? Nous perdrions nos marchés ! " Et que dire de l'effroi de celui-ci, reparti de l'entretien en s'épongeant le front, déjà inquiet à l'idée de recevoir une délégation d'ingénieurs chinois venue vérifier la qualité de la production commandée pour l'accomplissement d'un gigantesque chantier !

Mais, une fois l'anonymat garanti, les histoires abondent. Un premier interlocuteur dresse le portrait de ce directeur d'usine, croisé quelques mois après la signature d'une joint-venture. " Un petit homme, plein d'autorité, dont le système de management nous avait éberlués. " Le jour de la visite, le directeur remettait une série de distinctions, des " étoiles ", aux meilleurs de ses cadres. Il fit donc sortir des rangs ceux qui avaient accompli leurs objectifs et distribua les récompenses en fonction du niveau de performance. Puis il passa à ceux qui avaient déçu. " Ce fut une critique en règle, exprimée publiquement, au micro, devant quelque deux cents personnes. Cela nous pétrifia. On distribuait bravos et reproches devant la collectivité des employés. Un usage parfaitement contraire aux nôtres. "

Ce jour-là, poursuit le témoin, " j'ai compris leur échelle de valeur : l'entreprise est d'abord au service du pays, du Parti, de la nation. Puis, viennent le profit du groupe et seulement ensuite l'intérêt de l'individu ". Un autre responsable décrit la dureté des contrats, les énormes pénalités de retard appliquées " comme nulle part ailleurs ", mais loue " l'extraordinaire dynamisme du pays et son optimisme à toute épreuve ".

Autant dire que la bataille que les industriels occidentaux mènent en Chine se déroule dans des conditions tendues. Dimanche 20 décembre, François Fillon a entamé une visite de trois jours dans l'empire communiste, emmenant dans son sillage une vingtaine de représentants des plus grandes entreprises françaises. Un directeur d'Alstom résume l'enjeu : " C'est là-bas que se trouve la moitié des besoins dans les transports, l'automobile, le nucléaire, les télécommunications, l'électricité, la télévision des trente prochaines années. "

Patrick Blain, directeur du marketing pour PSA Peugeot Citroën en Chine, confirme : " Nous sommes entrés dans un marché de masse pour l'automobile en Chine. Et ce marché colossal va très vite enfoncer tous les autres. " Pour pénétrer cette terre prometteuse, les entreprises occidentales se heurtent à de nombreuses difficultés, comme la différence des usages et des besoins ou le contournement des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Elles sont aussi confrontées à une économie planifiée et très nationaliste. " Le Parti communiste est bien évidemment une donnée incontournable, puisque c'est lui qui donne les objectifs du pays et fixe les règles du jeu, raconte ainsi Frédéric Gourdin, directeur de Suez environnement Chine. C'est une donnée de départ, un partenaire à part entière avec lequel nous négocions un plan d'action. C'est pourquoi tout chef d'entreprise doit suivre de près les directives émises au niveau central et qui seront déclinées dans toutes les provinces, les villes jusqu'à la moindre entité. "

Les décideurs, que ce soit le gouverneur ou le maire, sont forcément membres du Parti. Héritage du temps où les entreprises d'Etat prenaient en charge toute la vie de leurs salariés, les sociétés privées se doivent d'être immergées dans la communauté. " Nous organisons donc des journées portes ouvertes, des barbecues, des voyages avec les familles, des activités sportives..., explique Frédéric Gourdin. Lorsque j'ai démarré à Chongqing il nous est arrivé de distribuer des brosses à dents et du dentifrice. "

Le président d'Alstom pour la Chine, Claude Burckbuchler, est impressionné par la capacité d'adaptation des entreprises chinoises. " Il y a treize ans, nous avons négocié une joint-venture avec une société d'Etat, raconte-t-il. Son niveau de production était alors très peu avancé, les cadres ne parlaient quasiment pas l'anglais, et vraiment l'ensemble était assez archaïque. Aujourd'hui, la société est parfaitement au niveau, équivalent de celui de nos autres sociétés de par le monde. Il a fallu dix ans. " Olivier Ramus, de Suez environnement Chine, explique : " Les Chinois sont très friands de technologies. Ils sont aussi plus entreprenants, n'hésitent pas à prendre des risques. Nous, nous insistons plus sur la qualité de gestion et d'exploitation des installations. "

Si le système paraît encore peu productif et les contrôles qualités en deçà des exigences occidentales, la plupart des industriels français interrogés s'accordent sur l'excellente qualification des ingénieurs. " Le système de formation est en train de produire une élite très performante, assure Claude Burckbuchler. Ici, tous mes directeurs sont chinois et ils pourraient sans difficulté faire le même type de carrière en Occident. Dans dix à quinze ans, je pense d'ailleurs que les niveaux salariaux des managers en Chine seront les mêmes qu'en Europe. Ce qui permet aussi d'envisager cette concurrence de façon plus tranquille. " " Désormais, la plupart des jeunes gens éduqués dans toutes les grandes villes de Chine parlent un anglais parfait ", poursuit le responsable d'Alstom. En retour, le Français a appris quelques mots de mandarin : " C'est indispensable ne serait-ce que pour répondre aux innombrables toasts portés lors des banquets qui scandent l'économie en Chine. "

Les différences culturelles restent parfois si grandes que l'adaptation au marché par les Occidentaux est difficile. " Nous n'avons pas forcément toujours choisi le type de voiture adapté à l'évolution du marché chinois, reconnaît ainsi Patrick Blain, de PSA. Notre organisation de départ visait d'abord à piloter la Chine depuis la France, désormais 85 % de nos employés sont chinois et ils comprennent bien mieux que nous leur marché. "

Mais c'est bien l'ambition et le nationalisme de la Chine qui posent le plus de problèmes aux entrepreneurs français. " Toute la politique industrielle est décidée par une commission d'Etat au plan qui tranche de manière autoritaire qui et où on produira, ainsi que le nom des entreprises étrangères qui seront partenaires des Chinois, explique ce patron d'une grande entreprise. La Chine veut construire des champions nationaux dans tous les domaines et veut siniser les standards. Elle contourne aisément les règles imposées par l'OMC, en donnant des licences aux seuls Chinois ou en exigeant des transferts de technologie. "

Le 15 décembre, une trentaine d'entreprises américaines, japonaises, sud-coréennes et européennes sont montées au créneau pour dénoncer une directive favorisant " l'innovation indigène " pour l'attribution des marchés publics dans six secteurs de haute technologie. Selon la circulaire, les entreprises fabriquant ces biens technologiques ne pourront être " accréditées " pour les appels d'offres du gouvernement (les marchés publics ont représenté 60 milliards d'euros en 2008), qu'à la condition qu'ils contiennent des droits de propriété intellectuelle enregistrés en premier lieu en Chine.

La marque devra également être originaire de Chine et " indépendante d'organisations ou individus étrangers ". " Autant dire que cela barre la route de l'accréditation aux étrangers. Sauf à transférer marque et droits de propriété intellectuelle ", explique un industriel. Car obtenir brevet et patente dans le pays nécessite d'y publier certaines informations industrielles que les étrangers préfèrent garder secrètes pour éviter le piratage.

Or, le piratage et la contrefaçon restent la grande inquiétude. Alstom se débat depuis deux ans pour bloquer les financements par la Commission européenne et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) d'une entreprise chinoise candidate sur un marché en Bulgarie. Alstom lui avait cédé, pour une durée de deux ans, une licence sur un brevet concernant des équipements de désulfurisation, utilisés dans les centrales électriques. Moins de deux après la fin du contrat, l'entreprise française s'est retrouvée confrontée en Bulgarie à cette même entreprise chinoise qui, en situation de concurrence cette fois, a emporté le marché à sa place... grâce aux équipements de désulfurisation contrefaits.

Un entrepreneur raconte encore : " Sur notre marché, la Chine a d'abord exigé qu'une petite partie de ce que nous lui vendons soit assemblée sur place. Nous avons démarré avec 10 %. Quelques années plus tard, l'exigence était d'y assembler 50 % de la production. Aujourd'hui, nous en sommes à 90 %. Nous devons nous évertuer chaque fois à conserver ce qui fait le coeur de notre savoir-faire. Mais ils apprennent très vite et auront de moins en moins besoin des Occidentaux. " Un autre responsable confirme : " Notre cauchemar secret est de nous faire instrumentaliser, que les Chinois se servent de nos apports technologiques et que lorsqu'ils nous auront rattrapés, c'est-à-dire probablement dans moins de trente ans, ils nous montrent alors la porte. "

Raphaëlle Bacqué avec Isabelle Rey-Lefebvre et Bruno Philip (à Pékin)

PHOTO - Reuters - A paramilitary policeman stands guard on Tiananmen Gate amid a snowfall in Beijing November 12, 2009. Widespread snow across northern China on Monday evening paralysed traffic in many places and brought roads in the capital to a crawl. Lighter snow is expected in coming days, according to weather forecasts on the website of China's National Meteorological Centre.

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