Une nuit de décembre à Urumqi, capitale du Xinjiang. Il est près d'une heure du matin. A l'Hôtel Tumaris, en plein quartier ouïgour musulman, les clients sont dans leur chambre. Dehors, la température frôle les - 15 °C. Au cinquième étage, soudain, c'est le branle-bas de combat : neuf policiers chinois des forces spéciales (Tejing) débarquent dans le couloir.
A leur tête, une femme, officier de police ouïgoure, qui frappe à chaque porte pour relever les identités. Derrière elle suivent, dans l'ordre, des Chinois Han, un costaud casqué qui brandit un bouclier, un homme en casquette équipé d'un fusil d'assaut, un autre muni d'un fusil à pompe, le reste du détachement se contentant de longues matraques.
La descente ne donnera lieu à aucune interpellation, mais cette démonstration de force témoigne de l'ambiance qui règne ici depuis les sanglantes émeutes intercommunautaires du 5 juillet 2009. Elle en dit long sur la façon dont les autorités ont élargi le maillage de la surveillance et du contrôle des populations dans un Xinjiang qui reste plus que jamais sous étroite surveillance de la police et des forces paramilitaires.
La vingtaine de millions d'habitants de cette province du Grand Ouest chinois à majorité musulmane ne peut encore aujourd'hui que très difficilement communiquer avec le monde extérieur, l'Internet et les lignes internationales ayant été interrompus depuis les violences de juillet qui, officiellement, ont fait 197 morts et près de 2 000 blessés.
Le 29 décembre 2009, parce qu'une telle situation d'isolement est économiquement intenable, les autorités d'Urumqi, la capitale de la « région autonome ouïgoure du Xinjiang » ont annoncé que le black-out sur les communications va « être graduellement levé ». Pour l'instant, l'internaute n'a que le choix de consulter en ligne Le Quotidien du peuple et l'agence de presse Chine Nouvelle... Les textos sur téléphone mobile et les appels internationaux sont impossibles, le communiqué officiel indiquant que ces derniers ne seront restaurés qu'une fois « d'autres sites Internet débloqués ».
Pour le régime, qui doit prendre en compte le mécontentement des hommes d'affaires, la priorité est d'empêcher que puissent se préparer et s'organiser, via courriels, Internet et messages téléphoniques, des manifestations contre le pouvoir. Et pour faire bonne mesure, afin de contrer la relative liberté de communication que supposera la levée du black-out, les autorités locales ont annoncé, jeudi 31 décembre, que le « parlement » du Xinjiang a adopté en début de semaine dernière une loi garantissant « l'unité ethnique » de la province. Une manière comme une autre, relèvent déjà des experts, de justifier légalement la répression contre tous ceux dont le comportement sera jugé « séparatiste »... Depuis juillet 2009, 22 personnes ont été condamnées à mort et au moins neuf exécutées. Des Ouïgours, en écrasante majorité.
Six mois après les émeutes d'Urumqi, il reste difficile de reconstituer l'enchaînement de ces sanglants événements. Ils comptent parmi les plus graves depuis que la République populaire de Chine a imposé, après la victoire communiste de 1949, son emprise sur cette région instable située aux marches de l'empire, que Pékin força à rentrer dans son giron après une longue parenthèse non chinoise, à partir de la fin du XVIIIe siècle.
La thèse du pouvoir est celle de « séparatistes » de l'ethnie ouïgoure musulmane - jadis majoritaire au Xinjiang - déchaînant une violence ahurissante dans les rues de cette grande métropole hérissée de gratte-ciel. Durant des heures, casseurs et assassins ont fracassé, égorgé, incendié. Les Ouïgours, s'ils ne nient pas la réalité des violences, en imputent la cause aux autorités chinoises qui, en ayant réprimé violemment une manifestation pacifique d'étudiants, auraient suscité la flambée de colère. Et le lendemain, une sorte de contre-émeute déclenchée par des Chinois Han eut lieu en ville sans que les autorités fassent grand-chose pour empêcher ceux qui voulaient en découdre avec l' « ennemi » ouïgour. Plusieurs de ces derniers furent tués.
« Les émeutes ? Oh, vous savez, on a déjà oublié, tout va bien... » Attablé dans un restaurant traditionnel où se préparent brochettes et pains fourrés à la viande, cet homme d'affaires ouïgour se ferme quand on lui pose des questions sur la situation en ville. Mais il râle sur l'absence d'Internet : « Rendez vous compte, je suis obligé de communiquer par fax avec l'un de mes bureaux situés à Pékin, pour que quelqu'un là-bas retape mon message sur un clavier d'ordinateur afin d'envoyer un courriel à l'étranger ! » Après un long silence, il dessine une ligne imaginaire sur la table : « Nous, les Ouïgours, on doit filer droit, vous comprenez », explique-t-il pour justifier son silence sur les sujets politiques.
A Kashgar, au sud de la province, à moins de deux jours de route de la frontière pakistanaise, les violences de juillet ont laissé des traces. La petite manifestation de protestation qui réunit 200 personnes, au lendemain des émeutes d'Urumqi, fut certes rapidement dispersée. Mais des détachements des wujing, forces paramilitaires, patrouillent régulièrement en ville, et un camion de ces mêmes unités circule dans les grandes artères, affichant un grand bandeau rouge à caractères blancs qui proclame : « L'armée et le peuple sont unis comme une même famille. »
Près de la grande mosquée Idkah, ripolinée et solitaire au centre d'une place récemment agrandie et flanquée d'un grand écran exaltant une culture ouïgoure folklorisée, un étudiant que nous appellerons Abdullah résume en le sentiment de ses concitoyens : « Tous les Ouïgours, au fond de leur coeur, sont profondément malheureux de l'occupation qu'ils subissent de la part des Chinois. » Quand on lui demande ce qu'il pense des émeutes à Urumqi, il ose cette réponse qu'il déguise d'un sourire : « Je suis content qu'on ait tué des Chinois... »
Le jeune homme, à la fibre nationaliste évidente, raconte ensuite avec émotion et passion l'histoire de cette marge d'empire. Une zone secouée par divers soulèvements antichinois quand la dénomination même de « ouïgour », peuple de langue turque, s'était perdue dans les sables de cette haute Asie où Turkmènes, Ouzbèkes, Kazakhs et Kirghizes partagent de nombreuses caractéristiques linguistiques, religieuses et culturelles. Il y eut l'éphémère « émir » de Kashgar, Yakub Beg, juste après la deuxième moitié du XIXe siècle. Puis une République islamique du Turkestan oriental, en 1933. Enfin, une autre République qui contrôlait trois districts du nord du Xinjiang, près d'Urumqi, et qui fut satellisée par l'Union soviétique.
« Si l'on en croit la Chine, ironise-t-il, quand Dieu a créé la Terre, le Xinjiang était déjà chinois... » Tout en marchant dans d'étroites ruelles menacées de destruction par un plan de « rénovation » de Kashgar - qui s'apparente de fait à une destruction programmée de la ville -, il continue dans la même veine : « Quand j'étais petit et que je pleurais, mes parents disaient : «Si tu n'es pas sage, les Chinois t'emmèneront avec eux». » Il ajoute, mi-figue mi-raisin : « Demain, je vais partir pour Chengdu [au Sichuan] aller regarder mes courriels. La vie sans internet, quand même, ce n'est pas une vie ! »
Bruno Philip
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