Le cercle des stratèges
Quel indicateur surveillez-vous particulièrement ces temps-ci ?
Patrick Artus. Pour nous, le point central est la consommation des ménages. La reprise de la consommation est spectaculaire depuis l'été 2009. Les optimistes pensent que cette reprise va durer (parce que le crédit va repartir et que l'ajustement de l'emploi est terminé aux Etats-Unis). Les pessimistes, comme moi, n'y croient pas du tout, estimant que les revenus salariaux sont très faibles et que le crédit ne repartira pas.
Romain Boscher. Je répondrais l'action publique. Le début d'année 2010 a ce paradoxe de présenter une visibilité quasiment nulle, alors qu'elle nous paraît finalement assez balisée, notamment par l'action publique. Ce que nous avons vu sur les marchés ces dernières semaines en est la preuve. Le décrochage boursier a été provoqué par les propos récents du président Obama. La reprise de la consommation, comme vient de le dire Patrick, a été obtenue par les transferts publics. Et la résistance de la Chine s'explique par les actions publiques sur les banques chinoises. Plus que jamais, nous sommes entre des mains publiques ou parapubliques (je pense aux banques centrales, dont la connivence avec les Etats n'a jamais été aussi grande).
L'action publique est rendue possible par les banques centrales, qui ont émis à taux zéro et fait exploser leurs bilans. Tout est fait pour que les taux courts restent bas et que les taux longs le demeurent aussi longtemps que possible, et ce en dépit du creusement des déficits budgétaires. Pour nous, l'angoisse ultime est reportée, à l'image de Dubaï ou de la Grèce_ Jusqu'au jour où l'Etat lui-même perdra son crédit.
Olivier Garnier. Les autorités publiques sont effectivement le facteur clef. En 2010, leur action sera de moins en moins une source de protection, et de plus en plus un facteur de risque. Actuellement, l'économie et le prix des actifs dépendent largement des politiques publiques plutôt que de leurs fondamentaux habituels. Par exemple, sur le marché obligataire américain, le plus gros acheteur est devenu la Fed, ce qui est désormais une source d'incertitude. J'ai tendance à penser que, quoi qu'ils fassent, les gouvernements ou les banquiers centraux commettront inévitablement des erreurs lors de la phase de sortie des politiques « d'état d'urgence ». Leur tâche est en outre compliquée par les écarts de conjoncture entre pays qui se manifestent au cours de la reprise. En particulier, certaines économies émergentes font face à un dilemme : ou bien leur politique monétaire reste alignée sur celle de la Fed, mais cela risque de provoquer des pressions inflationnistes ; ou bien elle s'en dissocie, mais il peut alors en résulter des mouvements de capitaux déstabilisateurs, via notamment les stratégies dites de « carry trade ».
Pierre-Olivier Beffy. Nous, nous suivons particulièrement les stratégies de sortie des banques centrales pour les pays développés. La politique de taux zéro nous semble assez mal comprise par les marchés. Même M. Bernanke, dans sa stratégie de communication, ne sait pas exactement comment il va guider les agents et quel message il va faire passer. Pour nous, il y a là une source d'incertitude, même si pour l'instant la communication des banques centrales reste très bonne.
Il doit quand même bien exister des zones dans le monde où la croissance est possible sans l'aide publique !
Romain Boscher. C'est le vrai débat, notamment axé autour de la consistance des chiffres chinois, car ce sont ceux qui interpellent le plus.
La Chine ou bien l'ensemble du monde émergent ?
Romain Boscher. Le monde émergent contient deux « sous-mondes ». Il y a les Etats qui n'ont pas pu résister à leur trop grande proximité d'avec les pays du G7 (comme la Russie et le Mexique). Certains se sont très mal relevés de la crise, d'autres ne se sont même pas relevés du tout (comme les pays Baltes ou les pays de l'Est). Et puis, il y a ceux qui vont bien. Or ceux-là utilisent les remèdes appliqués par les pays du G7 il y a dix ou quinze ans, lorsque la croissance ralentissait. Pour mémoire, après les Trente Glorieuses, la croissance a été dopée à la dette, laquelle a été accumulée pendant trente ans, si bien qu'elle a explosé là où elle avait été trop amassée. Les pays qui n'en avaient pas, comme la Chine, se sont penchés vers les mêmes remèdes. La Chine peut encore se le permettre, car moins qu'un excès de dette, elle connaît plutôt un excès d'épargne. Mais, ce faisant, elle recrée les racines du mal que nous avons connu et aggrave les déséquilibres. Si la Chine continue à délivrer 50 à 60 points de PIB de dettes par semestre, cela pose notamment un problème de spéculation sur les actifs, mais pas seulement (éventualité de prêts douteux et de pertes liées). Ce pays a aussi dopé la croissance avec de la dette pour financer des infrastructures locales.
Pierre-Olivier Beffy. 60 % des débouchés finaux des biens produits en Chine vont au G3. Le fait que la Chine puisse aujourd'hui faire beaucoup de dettes n'est sans doute pas durable ni souhaité par les autorités chinoises. D'autant que, pour gagner des parts de marché mondial, la politique chinoise est plutôt orientée sur l'industrie que sur la consommation des ménages. La part de la consommation dans le PIB n'a pas cessé de baisser depuis 1980, malgré l'émergence de la classe moyenne. A court terme, le pays n'a pas d'intérêt à changer sa stratégie : accélérer le transfert de capital et de technologie en provenance des pays développés. Jeter du papier sur le marché (afin de dégonfler ainsi son bilan) serait terrible pour une économie qui a besoin de crédits.
Patrick Artus. Je suis en désaccord total avec ce qui vient d'être dit. Les chiffres nous apprennent au contraire que 88 % du PIB chinois vont vers la demande intérieure chinoise. Le contenu en importations des exportations est énorme. Une étude récente a montré que 80 % des emplois créés en Chine, depuis dix ans, sont des emplois qui fabriquent des biens destinés au marché intérieur chinois. En réalité, le poids des exportations n'est pas si grand et c'est une économie assez fermée. La Chine est un atelier mondial de montage. Ses habitants font entrer des produits pour les assembler puis les faire ressortir. Par exemple, dans l'électronique, 96 % des exports sont des imports. C'est une économie qui dépend quasi entièrement de son marché intérieur. Donc, ils ne sont pas très inquiets de l'aspect des exports.
Par ailleurs, en Chine, le marché intérieur se caractérise par un excédent d'investissements et un déficit de consommation. A chaque dépense d'équipement, se pose un problème de rentabilité qui trouve sa solution dans une réduction des salaires. La part des salaires dans le PIB n'arrête pas de baisser. Le pays n'arrive pas à sortir de ce cercle vicieux.
Romain Boscher. C'est un vivier déflationniste au niveau mondial.
Olivier Garnier. Cette tendance ne serait pas forcément inversée si la Chine procédait à une réévaluation de sa monnaie. Cela pourrait en effet pousser les entreprises chinoises à baisser les salaires pour préserver leurs marges. Cela s'est vu au Japon dans les décennies antérieures : l'appréciation du yen a alors eu un effet déflationniste sur l'économie intérieure et ne s'est pas non plus traduite par une résorption de l'excédent extérieur. On ne peut exclure que le même phénomène se produise en Chine en cas d'appréciation de sa monnaie.
PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS LE BRUN
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire