L'essor commercial, international, technologique et financier des grands groupes émergents, en particulier indiens et chinois, ne fait plus de doute. La prochaine grande question qui va leur être posée est une interrogation à laquelle les multinationales américaines, européennes, puis japonaises, ont déjà dû répondre : après leur phase d'expansion initiale tous azimuts, comment rester - ou redevenir - compétitives ?
La réponse est passée par des formes d'organisation nouvelles (organigrammes plats américains, " kanban " japonais, organisation matricielle partout) et par une réorganisation de la gestion des hommes. Les grandes entreprises émergentes apprennent à être innovantes sur ces points.
Les conglomérats indiens sont passés maîtres dans l'art de faire " tourner " leurs cadres supérieurs dans des positions de direction entre branches industrielles distinctes mais connexes : de la chimie vers la gestion des fournisseurs et équipementiers, de l'automobile ou la mécanique vers l'acier, de la conception des nouveaux produits et modèles vers les technologies de l'information, et inversement. Leurs filiales et branches échangent leurs développeurs marketing pour exploiter au mieux leurs " banques de clients ". Les entreprises chinoises, elles, apprennent à fonctionner en réseau : aller ensemble à l'étranger, mettre en commun leurs fournisseurs et équipementiers au niveau provincial ou national.
En Occident, les spécialistes du " management interculturel " ont promu l'idée que, en Chine comme en Inde, la performance managériale repose sur des relations interpersonnelles établies précédemment plutôt qu'au sein du collectif de travail ou du métier; que la gestion vise à éviter la prise de risques, qu'elle fixe des objectifs flous, et demeure en définitive centralisée.
Il y a des mythes à dissiper : il est vrai que les réseaux interpersonnels de réciprocité - comme le guanxi familial et provincial en Chine, les appartenances de caste, de classe sociale, de langage, de réseaux d'anciens étudiants, en Inde - jouent un rôle constant, et que ce capital social est bien mieux valorisé qu'en Occident.
Centralisation
Mais les tendances à la professionnalisation - y compris via le recours à ces réseaux et à leur internationalisation - sont évidentes. Ils sont mis au service d'objectifs identifiés et formalisés par l'entreprise. La gestion est lâche et stricte à la fois : la même tâche peut être confiée à plusieurs personnes en " doublon ", pour des raisons de turnover important dans certains secteurs en Inde, pour des raisons d'absence de confiance en Chine, toujours dans un but d'émulation.
Quant à la centralisation de la gestion, elle n'est jamais statique mais procède par balancier dans le temps, et par contre-régulations locales. Une unité, un niveau hiérarchique peuvent, en Chine, tenter de chercher de nouveaux clients, de commercialiser de nouvelles lignes de produits... Mais jamais de manière officielle. Si cela fonctionne, l'organisation a eu raison; si cela échoue, l'organisation est restée en retrait et a gardé la ligne juste. Ce système, poussé à l'extrême à l'échelle du pays, s'est appelé Révolution culturelle, plus tard Voie chinoise vers le socialisme de marché, aujourd'hui Société d'harmonie; la Chine maîtrise bien ce mouvement brownien incessant.
Dans la grande entreprise indienne privée, chaque patron d'unité se sent un " entrepreneur dans l'entreprise ", et cela dans tous les secteurs - technologies, médias, mécanique, textile... De plus en plus de cadres, nationaux ou étrangers, se sentent plus libres et entreprenants dans une grande société indienne - même publique - ou un groupe privé chinois que... dans les entreprises occidentales équivalentes.
Joël Ruet
Joël Ruet est chercheur CNRS au Centre d'études de la Chine contemporaine à Hongkong. Il préside l'Observatoire des émergents.
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