Vous pensiez changer la Chine, mais c'est la Chine qui vous changera. » La phrase a été lancée comme un défi, fin janvier, au beau milieu d'une rencontre d'experts internationaux à Londres.
L'intervenant, un politologue latino-américain, ne serinait pas une millième fois l'antienne conventionnelle sur l'« essor économique fulgurant de la Chine » qui tour à tour ravit et inquiète les milieux d'affaires occidentaux. Il prédisait bien plus gravement que le modèle politique brandi par les démocraties occidentales était irrémédiablement compromis par la montée en puissance chinoise.
Depuis des années, les organisations de défense des droits de l'homme tablent pourtant sur le scénario d'une évolution lente, mais inéluctable de la Chine vers la démocratie, à l'image de la Corée du Sud. Et elles en veulent pour preuve l'apparition des bourgeons de la dissidence et de la contestation au coeur même de l'Empire du Milieu.
Et si c'était l'inverse qui se passait ? Et si la Chine réussissait à répandre de par le monde un contre-modèle autoritaire qui damerait le pion aux missionnaires occidentaux de la démocratie ?
Pour certains, ce scénario est déjà en cours. Partout, l'autoritarisme redresse la tête. Publié en janvier dernier, l'index Freedom in the World, réalisé par l'association new-yorkaise Freedom House, enregistre pour la quatrième année consécutive un recul des libertés dans le monde. Et si les raisons de ce ressac démocratique sont multiples, il est difficile de nier à la fois une lassitude à l'égard du monde occidental et les effets de l'« offensive de charme » des puissances autoritaires et, en particulier, de la Chine.
La crise de Wall Street qui a frappé de plein fouet les économies les plus fragiles du Sud a fortement entaché la prétention du capitalisme occidental à se présenter comme la formule idéale du développement. Pendant que les Etats-Unis s'égaraient dans leur prétendue « croisade démocratique » en Irak et jouaient à la roulette russe avec leur propre économie, Beijing (Pékin, NDLR) apparaissait comme un acteur responsable sur la scène diplomatique internationale et le garant de la stabilité économique mondiale.
Surfant sur une vague de popularité inédite, Barack Obama aurait pu corriger cette évolution, mais son engagement contesté en Afghanistan, sa retraite sur le dossier israélo-palestinien, sa gestion erratique de la crise hondurienne ou encore son demi-échec à Copenhague ont hypothéqué, à ce stade, la capacité des Etats-Unis à exercer un leadership fondé sur le soft power, c'est-à-dire sur la force de séduction de leur modèle. Quant à l'Union européenne, elle est empêtrée dans le cafouillage des institutions et des personnalités censées mener sa politique extérieure.
La nouvelle vogue de l'autoritarisme dénoncée par Freedom House trouve incontestablement une partie de son inspiration à Pékin. Certains, dans les pays du Sud, voient dans le modèle chinois une formule qui permet d'assurer à la fois le développement et la sécurité. D'autres y trouvent une caution à leur pouvoir arbitraire. D'autres encore estiment que la Chine est un partenaire plus amène que l'Occident, car elle ne donne pas de leçons de bonne gouvernance.
Cette formule « sino-cynique » ravit les dictateurs, de Robert Mugabe aux généraux birmans, mais elle ne déplaît pas non plus à certaines démocraties du Sud. Comme le signalait Gideon Rachman, dans le Financial Times, celles-ci, sur des dossiers-clés, comme le commerce mondial ou le nucléaire iranien, se sentent souvent plus proches du monde en développement, même autocratique, que des démocraties riches du Nord. Leur diplomatie accorde davantage d'importance à la souveraineté et à la non-ingérence qu'au respect des droits de l'homme. Ainsi, lors de votes aux Nations unies, des pays émergents comme l'Afrique du Sud, le Brésil et l'Inde se sont souvent démarqués du camp occidental pour s'allier à la Chine.
Au sein des pays occidentaux, certaines voix s'élèvent à leur tour pour remettre en cause ce qui semblait constituer un pilier des relations extérieures des Etats démocratiques. « Cessons de faire la leçon aux gouvernements du Sud, entend-on dire, car ils ont désormais une alternative. »
Au nom du « défi chinois », l'Europe et les Etats-Unis sont invités à mettre dans leur poche la diplomatie des droits de l'homme qu'ils avaient peu à peu développée depuis les années 1970, à l'encontre du bloc soviétique, mais aussi du Chili ou du régime d'apartheid. Des tiers-mondistes et des milieux affairistes, au nom de la non-ingérence, se retrouvent ainsi, sinon dans le même camp, du moins sur la même longueur d'onde.
Mais le risque pour les démocraties occidentales n'est-il pas précisément de s'aligner sur la Chine et sur son « réalisme » ? La mise en avant d'une politique extérieure « fondée sur des valeurs » n'est-elle pas au contraire un atout des pays occidentaux, un élément essentiel de leur « puissance tranquille », voire à terme un avantage comparatif dans leur rivalité avec Pékin ?
Théoriquement, cet argument des défenseurs des droits de l'homme a du sens. La prétendue « non-ingérence » de la Chine est peut-être appréciée par les régimes autoritaires du Sud, mais elle est généralement rejetée par les sociétés civiles locales qui voient dans cette invocation du respect de la souveraineté nationale une complicité avec les tyrans qui les oppriment et les répriment.
Pratiquement, toutefois, cette prétention occidentale à davantage de vertu implique que leurs dirigeants se démarquent réellement des politiques impériales défendues aujourd'hui encore par certains de leurs stratèges économiques ou militaires. Elle suppose aussi qu'ils abandonnent ce « deux poids deux mesures » - le sermon à Kinshasa, la courbette à Pékin - qui affecte tellement leur crédibilité.
Entre la non-ingérence douteuse à la chinoise et le moralisme ambigu à l'occidentale, il y a l'espace pour une politique étrangère démocratique qui défende ses intérêts sans enterrer ses principes et qui se préoccupe davantage de servir les populations des pays autoritaires que de s'acoquiner avec leurs dirigeants.
© 2010 © Rossel & Cie S.A. - LE SOIR Bruxelles, 2010
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