mercredi 10 mars 2010

ANALYSE - La chevauchée fantastique de la puissance chinoise - Bruno Philip

Le Monde - Analyses, jeudi, 11 mars 2010, p. 2

Quand on chevauche le tigre, on ne peut plus en descendre ", prévient le vieux proverbe chinois. Cette métaphore pourrait expliquer la position - la posture ? - de la Chine d'aujourd'hui. Pas seulement parce qu'elle vient de rentrer dans l'année zodiacale de l'animal du même nom ! Plus sûre d'elle que jamais, critiquée pour son " sinocentrisme " sans vergogne, de plus en plus tancée pour l'" arrogance ", voire la " duplicité " dont elle peut faire preuve face au reste du monde, redoutée pour son poids économique grandissant, voire, à terme, militaire, serait-elle emportée presque malgré elle dans cette chevauchée fantastique, comme ivre de son pouvoir retrouvé ?

Depuis le début de la crise financière, sur la lancée des Jeux olympiques, qui ont symbolisé son grand retour, elle ne cesse d'envoyer au reste de l'univers les messages illustrant sa nouvelle attitude, pour le moins décomplexée. L'évolution de son comportement s'inscrit dans l'Histoire longue. Pour les Chinois, il y a toujours eux et les autres : " wai ", l'extérieur, s'oppose au " nei ", l'intérieur, concepts issus de sa vision du monde et d'un monde où elle se voyait jadis " au milieu ".

Les " messages " de la Chine balaient un large spectre : sur le plan économique, elle refuse de réajuster à la hausse la valeur de sa monnaie, afin de garantir la compétitivité de ses exportations. Si elle met en garde le monde occidental contre toute tentation de protectionnisme, elle défend bec et ongles son marché dont elle limite et contrôle l'accès aux étrangers, quitte à user et abuser des méthodes qu'elle dénonce chez les autres. Sur le plan diplomatique, elle renâcle dès que les Etats-Unis et l'Europe lui demandent d'infléchir ses positions. Quitte à faire preuve de souplesse le cas échéant - Iran, Darfour, Corée du Nord, etc. - quand cela lui sied.

Sur les droits de l'homme, l'actuelle direction du parti se crispe de plus en plus. Balayant avec superbe les pressions occidentales, elle condamne et embastille à tour de bras dissidents et activistes susceptibles de fragiliser la légitimité de l'Etat-parti. Il est frappant de constater le côté paradoxal de son attitude : plus grande sûreté de soi vers l'" extérieur " et réflexes de repli et de méfiance vers l'" intérieur ". Depuis dix ans, jamais le régime n'a condamné à des peines aussi lourdes ceux qui, comme l'intellectuel Liu Xiaobo (onze ans de prison), représentent des menaces directes pour le monopole du parti unique.

La dégradation des relations sino-américaines est patente depuis le début de l'année après la vente de matériels militaires à Taïwan annoncée par l'administration Obama, les frictions sur la sous-évaluation du yuan, la rencontre entre Barack Obama et le dalaï-lama. La Chine a réagi avec colère aux " provocations " de Washington. Les négociations sur le climat au sommet de Copenhague ont renforcé l'impression que, lorsqu'il s'agit de parvenir à un consensus sur des questions aussi compliquées, la Chine entretient un rapport " asymétrique " avec ses concurrents-partenaires de l'Ouest.

Dans un article remarqué du Guardian de Londres, le journaliste et militant écologiste Mark Lynas remarquait, après avoir assisté aux discussions houleuses lors du sommet, que la stratégie de la Chine avait été la suivante : " Bloquer les négociations "ouvertes" durant deux semaines et donner ensuite le sentiment que l'accord final conclu "en catimini" démontre que l'Occident a trahi une fois de plus les pays pauvres. " En conclusion, il se demandait si pour Pékin il n'avait pas surtout été indispensable d'" affaiblir les réglementations climatiques afin d'éviter le risque qu'on lui demande de se montrer plus ambitieux la prochaine fois ". La poursuite de l'industrialisation chinoise repose encore sur les énergies fossiles polluantes, comme le charbon...

Dans les années 1980, au début de la politique de réformes économiques lancées sous son règne, Deng Xiaoping avait recommandé, dans une célèbre formule, d'adopter le comportement suivant à l'égard du monde extérieur : " Observons avec calme, garantissons nos positions, gérons les affaires avec sang-froid, cachons nos capacités et attendons notre heure, sachons garder un profil bas et ne prétendons jamais au leadership. "

Aujourd'hui, le pouvoir chinois continue d'assurer que la République populaire reste un pays du tiers-monde en termes de PNB par tête - ce qui est exact -, mais tout dans son comportement et dans le contenu de ses déclarations illustre à quel point elle est consciente de son poids et de l'importance de son rôle sur la scène internationale. La modestie ne serait-elle plus qu'une façade face aux " tigres de papier " occidentaux ?

Drew Thomson, directeur des études chinoises au Nixon Center, un institut américain de Washington, nuance ces affirmations. Selon lui, les défis complexes que la Chine doit relever chez elle la poussent à jouer la carte de la " fierté patriotique " et du " renouveau national ". L'obsession de garantir la légitimité du parti reste première. Parce qu'elle montre à ses citoyens sa détermination de ne pas fléchir sur Taïwan ou le Tibet, elle ne peut se permettre vis-à-vis de sa population de " se montrer faible ou encline au compromis ". Quand le tigre est lancé, il n'est plus possible de sauter en marche.

Bruno Philip

Correspondant à Pékin - Courriel : philip@lemonde.fr

PHOTO - BEIJING - MARCH 02: Red flags for the Chinese People's Political Consultative Conference (CPPCC) and the National People's Congress (NPC) are hung at the Tian'anmen Square on March 2, 2010 in Beijing of China. The The CPPCC and the NPC are set to start at the the Great Hall of the People on March 3 and March 5 respectively.

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