mercredi 10 mars 2010

Dix ans après la bulle, ruines et fortunes du Net - Cécile Ducourtieux

Le Monde - A la Une, jeudi, 11 mars 2010, p. 1

L'éclatement de la bulle Internet, il y a dix ans (à partir du 13 mars 2000), a signé la fin d'une période de folle spéculation autour des start-up.

Aux Etats-Unis, nombre de sociétés de services ou de commerce en ligne y ont survécu. Certaines sont devenues des mastodontes. A l'instar de Google : pour 2009, onze ans après sa création, l'éditeur du moteur de recherche affiche un chiffre d'affaires de 23,6 milliards de dollars (17,4 milliards d'euros), un profit de 6,5 milliards de dollars... Peut-être la croissance la plus rapide de toute l'histoire.

La plate-forme d'enchères eBay, le cybermarchand Amazon ou le portail d'information Yahoo! engrangent plusieurs milliards de dollars de revenus annuels. D'autres géants, financièrement moins performants mais plébiscités par les internautes, sont nés après le krach boursier : le site de partage de vidéos YouTube (propriété de Google), le réseau social Facebook, le site de minimessages Twitter... Aucun leader de cette taille n'a réussi à émerger en France.

Pour les acteurs de l'Internet hexagonal, cette absence de leaders mondiaux ancrés en France s'explique avant tout par un marché intérieur trop étroit. " Quand on démarre une société ici, on ne peut compter que sur 30 millions de clients potentiels contre plus de 200 millions aux Etats-Unis. Et s'internationaliser coûte cher : l'Europe des affaires n'existe pas. Il y a des droits du travail, des fiscalités, des habitudes de consommation différentes ", argue Pierre Kosciusko-Morizet, fondateur du cybermarchand PriceMinister et président de l'Acsel (Association de l'économie numérique).

Cela permet d'expliquer pourquoi les sociétés françaises " lèvent " souvent moins de capital en Bourse ou auprès des fonds spécialisés qu'aux Etats-Unis. " Les investisseurs les valorisent moins parce que, précisément, ils anticipent une croissance moins rapide que de l'autre côté de l'Atlantique ", selon lui. Et c'est un vrai cercle vicieux qui s'enclenche : disposant de moins d'argent pour leur développement, les sociétés ont par exemple davantage de mal à racheter des concurrents ou à exporter leur modèle dans d'autres pays.

Mais les Français font aussi leur mea-culpa. " D'autres, comme les Israéliens ou les Néerlandais, ont l'humilité de le reconnaître : pour donner une chance à leur société de devenir un leader mondial, ils la lancent aux Etats-Unis ", note Fabrice Sergent. Cet ex-cadre dirigeant du groupe Lagardère a franchi le pas : il s'est installé à New York il y a cinq ans, y a relocalisé sa société de services pour téléphones mobiles, CellFish. " Depuis, elle est passée de zéro à 100 millions de dollars de chiffre d'affaires, et elle a créé 100 emplois en France ", affirme-t-il. Les entrepreneurs pécheraient aussi par manque d'ambition : " Leur but est trop souvent d'imiter les modèles américains ", note M. Kosciusko-Morizet.

" Ne soyons quand même pas trop négatifs : nous avons aussi nos succès ! ", plaide Olivier Sichel, du fonds de capital-risque Sofinnova Partners. De fait, hormis la Chine qui a réussi à imposer ses propres géants de l'Internet (Alibaba, Baidu) ou le Japon, aussi très protectionniste (eBay a du mal à y percer face à des sites comme Rakuten), les autres pays occidentaux n'ont pas fait mieux que la France.

L'Hexagone a quand même vu naître des sociétés aux concepts originaux. Dailymotion, par exemple, qui a lancé sa plate-forme de partage de vidéos avant YouTube et est son seul rival significatif, même s'il est loin derrière en terme d'audience. " Le nombre de ses visiteurs américains vient de dépasser celui de ses visiteurs français ", se félicite Philippe Collombel du fonds Partech, l'un des investisseurs de Dailymotion.

Il y a aussi Meetic, un des pionniers de la rencontre amoureuse sur Internet. En février 2009, il a fusionné ses activités avec celles de l'américain Match.com. L'ensemble pèse désormais 164 millions d'euros de chiffre d'affaires pour 920 000 abonnés en France.

Quant à Pixmania, il est l'un des plus gros cybermarchand européen. Créé en 2000 par deux frères, Jean-Emile et Steve Rosenblum, il emploie 1 400 personnes, et a réalisé un chiffre d'affaires de 772 millions d'euros pour l'exercice 2008-2009. En 2006, il est passé dans le giron du Britannique DSGi.

Parmi les sociétés encore indépendantes, il y a Iliad, le fournisseur d'accès à Internet fondé par Xavier Niel, qui, avec sa Freebox, la première du genre sur le marché, en 2002, a inventé les offres " triple play " (haut débit, télévision sur Internet et téléphone fixe illimité). Aussi, PriceMinister, qui ne publie pas ses chiffres mais dont l'audience talonne celle d'eBay en France et dont les revenus ont progressé de 20 % en 2009, malgré la crise. Enfin, Vente-privée, autre succès du Web marchand français, qui a inventé le concept des ventes " flash " en ligne, et fait aujourd'hui fantasmer les investisseurs du monde entier.

L'expérience du Minitel

La France s'illustre particulièrement dans le commerce en ligne. " Historiquement, nous sommes forts en distribution : nous avons inventé le concept de l'hypermarché et celui de la vente à distance ", rappelle M. Kosciusko-Morizet.

" Amazon a eu du mal à s'implanter chez nous : à l'époque, il y avait pléthore de concurrents sur la vente de livres en ligne : Bol.fr, la Fnac, Alapage, Chapitre.com... ", souligne Olivier Sichel, qui fut, entre 2000 et 2002, PDG du cybermarchand Alapage.

" Nous avons aussi un avantage unique : l'expérience du Minitel. La télématique, c'était déjà des services en ligne. Pierre-François Grimaldi, le fondateur d'iBazar - un site d'enchères cédé à eBay - , Marc Simoncini, celui de Meetic, Xavier Niel, celui d'Iliad, sont tous des anciens du Minitel ", relève M. Sergent. " Et puis, pendant les deux ou trois ans qui ont suivi l'éclatement de la bulle Internet, pour les sociétés de services en ligne, c'était difficile de tenir financièrement, parce que le marché publicitaire n'avait pas encore décollé. Cela explique aussi la prévalence des cybermarchands ", ajoute M. Sichel.

Cécile Ducourtieux, avec Laurence Girard

PHOTO - A man takes a nap next to a computer at an internet cafe in downtown Shanghai July 1, 2009. China will delay a controversial plan to force manufacturers to bundle Internet filtering software with new personal computers sold in the country, in an abrupt retreat announced hours before the policy was due to start.

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