Le Prix Nobel d'économie 2001 donne sa lecture des grands problèmes économiques mondiaux, notamment européens.
LE FIGARO. - Que faut-il faire pour sauver la Grèce?
Joseph STIGLITZ. - Si la confiance ne s'était pas effondrée, la Grèce n'aurait pas de problème et l'Allemagne n'aurait pas à payer. La situation est très différente de celle des banques, qui étaient en faillite. Une politique d'austérité rigoureuse est très dangereuse, car elle conduit à un plus profond ralentissement économique, ce qui n'améliore pas la situation budgétaire d'un pays. C'est un cercle vicieux qui entraîne des situations telles que celle qu'a connue l'Argentine. Donc c'est bien beau d'avoir un discours sur l'austérité, mais il faut réfléchir à ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Êtes-vous inquiet pour des pays comme l'Espagne ou l'Italie?
Oui, car vous ne pouvez pas éviter que des spéculateurs attaquent des pays qui avaient des politiques saines avant la crise, même s'il est impossible de prévoir quel pays sera touché ni quand. Et pourtant, avant la crise, l'Espagne était bénéficiaire et avait des banques plus florissantes que les États-Unis. Mais en période de crise, un excédent peut se transformer en endettement. C'est pourquoi il faut juger une situation économique non pas en se basant sur l'endettement actuel, mais sur ce qu'on appelle l'endettement structurel, c'est-à-dire ce qu'il serait en situation de retour au plein-emploi. La France et les États-Unis ont un endettement de l'ordre de 10 % mais leur endettement structurel est d'environ 3 %. C'est l'indicateur le plus important. Les leaders financiers doivent ensuite faire confiance à ceux qui ont mis en place de nouvelles facilités de crédit pour encourager la croissance.
Croyez-vous à un éclatement de la zone euro?
Je pense que l'euro a une énorme valeur et survivra. Au bout du compte, l'Europe viendra au secours des pays qui ont besoin de son aide, car aucun d'entre eux n'est en faillite. J'espère simplement que cela interviendra au plus vite. Lors de la création de l'euro, nombreux sont ceux qui ont fait remarquer que ce système était adapté à une période économique prospère, mais pas de crise. Car il lui manque deux mécanismes d'ajustement, des taux de change et des taux d'intérêt, qu'il faut compenser. Aux États-Unis, nous avons un énorme budget national et un marché du travail extrêmement flexible. Vous n'avez pas d'équivalent en Europe, où vous devez en permanence créer un cadre fiscal. Aujourd'hui, tout le monde considère que l'Europe a besoin d'un système de gouvernance économique. J'y suis favorable.
Êtes-vous pour la mise en place d'un Fonds monétaire européen?
C'est un exemple de cadre institutionnel. Personnellement, je pense que l'Europe a créé des mécanismes de solidarité pour soutenir les nouveaux membres en difficulté, mais pas pour ceux qui en faisaient déjà partie; autrement dit, il y a de l'argent pour les nouveaux entrants mais pas pour ses membres historiques. L'Europe doit en discuter.
Cette idée n'est-elle pas contradictoire de la part de quelqu'un qui a autant critiqué le FMI?
C'est pourquoi je suis très prudent. Le FMI a joué un rôle important, mais mes critiques ont porté sur le fait qu'il a souvent imposé des politiques ayant aggravé certaines situations économiques. Le fait est que le FMI a récemment évolué. Si vous regardez son programme en Islande, il n'a rien à voir avec celui imposé à l'Indonésie. Donc il a changé et pris en compte bien des critiques.
Les politiques néokeynésiennes ont montré leurs limites, vu l'endettement qu'elles génèrent. Comment vos idées évoluent-elles à l'épreuve des faits?
Je pense que les marchés financiers ont tendance à raisonner à court terme. Il ne faut pas s'attacher uniquement à l'endettement. Si vous empruntez pour investir dans des infrastructures génératrices de croissance, comme la technique, l'éducation, cela a tendance à renforcer l'économie aussi bien à court terme qu'à long terme, parce qu'il y a un retour sur investissement. Aux États-Unis, nous avons besoin d'un retour sur investissement de 5 % et l'endettement national est inférieur à long terme, même s'il est supérieur à court terme.
Dans votre livre, vous êtes pessimiste sur l'issue de la crise, qui semble bien lointaine...
Oui, enfin tout dépend de ce que vous entendez par sortie de crise et où. Si vous entendez par là retournement du marché de l'emploi, aux États-Unis, ce ne sera pas avant 2015. C'est très pessimiste, car la plupart des Américains attendent ce retournement en 2010-2011, mais la croissance ne sera pas suffisamment forte pour réduire de façon significative le chômage. Elle sera tout juste suffisante pour absorber le chômage, mais pas les nouveaux entrants sur le marché du travail.
Pensez-vous que l'Amérique va être supplantée par la Chine et à quelle échéance?
L'Amérique va demeurer la puissance dominante, encore au moins vingt ans, mais son influence va décroître. Car désormais, son autorité dans de nombreux pays en développement n'est plus comparable à ce qu'elle était avant la crise. L'argument qui consistait à montrer en exemple l'économie américaine ne marche plus. Regardez en Afrique, la Chine l'a déjà supplantée.
Quelles conséquences de la montée en puissance de la Chine anticipez-vous pour l'économie mondiale?
En premier lieu, cela va raviver la compétition pour les ressources naturelles. Ensuite, cela va beaucoup compliquer la conclusion d'un accord sur le changement climatique. Il ne faut pas compter sur la Chine pour faire ce qu'on lui demande. Enfin, les frictions commerciales risquent de s'accentuer, car les exportations du nouveau géant seront automatiquement mises au banc des accusés si l'emploi des pays industriels est menacé.
Pensez-vous que cela suffit à expliquer l'échec de Copenhague?
Non, il y a deux raisons fondamentales à cet échec. Tout d'abord, une question de style : les États-Unis ont l'habitude de donner des ordres aux autres pays. Or la conclusion d'un tel accord requiert la confiance. La Chine et l'Inde craignent qu'un accord ne soit utilisé comme un moyen de protectionnisme et la technologie comme un prétexte pour leur appliquer des pénalités, autrement dit un moyen de leur extorquer de l'argent. Ensuite, les pays en développement raisonnent en terme d'émission par habitant et considèrent que pour pouvoir se développer, ils devraient avoir davantage de droits d'émission que les pays industrialisés. Or les États-Unis jugent cette exigence inacceptable, car cela reviendrait à leur verser énormément d'argent. Le problème est donc inextricable, à moins de modifier le cadre de négociations.
Cela rejoint ce qu'Amartya Sen appelle l'idée de justice dans son dernier livre... Mais l'économie peut-elle être une science morale?
Oui, d'un point de vue philosophique ou politique, c'est la même chose.
L'économie implique inévitablement de porter des jugements, tout comme la politique. La question se pose de savoir quel régime nous souhaitons pour le changement climatique. Vous ne pouvez pas imposer aux Indiens quelque chose qu'ils considèrent comme injuste. On peut considérer que cela relève de la justice ou de l'économie, les deux sont liées.
(*) Vient de faire paraître « Le Triomphe de la cupidité » (Éditions Les liens qui libèrent)
De Malet, Caroline
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