Quand des prisonniers allemands popularisaient la " Neuvième Symphonie "
En 1854, les vaisseaux de l'amiral américain Matthew Calbraith Perry forçaient l'ouverture du Japon et précipitaient le pays dans une course à la modernisation. Jusque-là, un seul port nippon était ouvert au commerce international. A la tête d'une escadre composée de bâtiments américains - les " bateaux noirs " -, Perry imposa le premier traité de commerce de l'Archipel. L'humiliation infligée par la " diplomatie de la canonnière " contribuera à donner un rôle primordial au réarmement. " Pays riche, armée forte ", tel sera l'un des slogans de l'ère Meiji (1). Pour rattraper son retard, le Japon tout entier se met à l'école de l'Occident, lui empruntant son savoir dans beaucoup de domaines.
Renonçant à deux siècles d'isolationnisme, il n'a alors qu'une idée en tête : se constituer un empire colonial. Ces projets expansionnistes, une des composantes primordiales de l'idéologie de Meiji, sont anciens. Au XVIIe siècle déjà, le shogun Toyotomi Hideyoshi s'était lancé dans une aventure contre la Chine - sans lendemain. Le Japon récidive et mène deux guerres à dix ans d'intervalle : contre la Chine d'abord (1894-1895), puis contre la Russie (1904-1905), où il remporte une victoire au retentissement énorme - la première contre un peuple de " race blanche ". Il s'empare de la Corée, de Formose, du sud de Sakhaline et place sous son protectorat une zone d'intérêt économique dans le sud de la Mandchourie. Tout est donc prêt pour reprendre la grande aventure du XVIIe siècle, la conquête de l'empire du Milieu. A la veille de la première guerre mondiale, les puissances occidentales constatent qu'il faut compter avec ce pays.
Les Japonais visent le territoire de Kiao-Tcheou, avec le port de Tsingtao (aujourd'hui Qingdao) et ses environs dans la péninsule du Shandong en Chine. Il appartient alors aux Allemands, qui l'ont acheté, en 1898, aux dirigeants chinois pour quatre-vingt-dix-neuf ans. L'occasion de s'en emparer se présente avec la première guerre mondiale. En effet, le Royaume-Uni a conclu, en 1902, une alliance défensive avec le Japon, dont les versions révisées en 1905, puis 1911, garantissent l'appui réciproque en cas d'agression d'un ennemi quel qu'il soit.
Aussi quand, le 7 août 1914, Londres demande à Tokyo de contrôler les forces navales allemandes dans le Pacifique, le pouvoir japonais en profite-t-il pour lancer un ultimatum à Berlin, exigeant le retrait de ses navires des eaux territoriales chinoises et japonaises. Devant le refus du Kaiser, et malgré les soudaines réticences britanniques, les Japonais prennent Tsingtao - une action brève et efficace. Bien que les demandes de coopération navale des Britanniques aient été limitées, les autorités japonaises n'ont pas hésité à s'attaquer au pays qui leur a apporté l'essentiel de son droit constitutionnel et de sa doctrine militaire. Conséquence de cette victoire, en décembre 1914 : près de cinq mille prisonniers allemands, mais aussi autrichiens, hongrois, polonais, sont emmenés vers l'Archipel.
Dans un premier temps, les détenus demeurent dans des abris de fortune, souvent aménagés en toute hâte, dans l'enceinte de temples bouddhistes ou encore dans des bâtiments municipaux. Une douzaine d'installations provisoires se concentrent dans la moitié sud de l'île principale de Honshu et dans les deux îles méridionales de Shikoku et Kyushu. En avril-mai 1915, l'envoyé spécial allemand Hans Drenckhahn, " invité " par le ministre de la marine japonaise pour une inspection des camps, note qu'à Tokushima les deux cents prisonniers ont créé un journal dès avril 1915, ainsi qu'un orchestre. Nombre de ces prisonniers ne sont pas militaires de carrière mais des spécialistes envoyés à Tsingtao pour développer le territoire colonial : techniciens, ingénieurs et de nombreux négociants. Sans compter les intellectuels de la presse, écrivains, juristes, enseignants, etc. N'étant astreints à aucun travail selon les conventions internationales, ils cherchent à s'occuper. Inutile de préciser que ces installations d'internement n'ont rien à voir avec les terribles camps de la seconde guerre mondiale.
En témoigne l'exposition organisée, en novembre 2009, par l'ambassade d'Autriche à Tokyo, à l'occasion de l'anniversaire du traité de Versailles, sur le camp d'Aonogahara, construit en septembre 1915 pour deux cent cinquante Allemands et deux cent trente Hongrois. On les voit travaillant dans des fermes, des usines, et autorisés à améliorer leur quotidien en élevant des porcs et en s'occupant de leur propre potager. En contact avec les résidents, les captifs jouent au football avec des étudiants et donnent des concerts.
Tout n'est pas rose, évidemment. On imagine l'angoisse de ces hommes dans un environnement peu familier ; les rixes qui éclatent entre compatriotes obligés de vivre dans un espace sans lieu privatif et où l'espoir de la fin du conflit semble si lointain ; les bagarres entre Allemands et Polonais. L'exposition révèle également le suicide d'un Alsacien en butte aux mauvais traitements que lui infligeaient ses compatriotes allemands. Début 1916, une mission d'inspection diligentée sur demande allemande par l'ambassade des Etats-Unis, pays alors encore neutre dans le conflit mondial, constate des conditions d'hygiène douteuses. Elle répertorie les plaintes des prisonniers, mécontents de leur sort.
A partir de 1917, pressées d'améliorer les conditions de vie et par souci de rationalisation, les autorités japonaises regroupent les prisonniers dans six camps, où ils resteront jusqu'à leur libération au début de l'année 1920. Les mille prisonniers retenus dans l'île de Shikoku, à Matsuyama, Marugame, Tokushima, sont concentrés en avril 1917 dans le camp de Bando, dans le nord-est de l'île, sur un terrain d'environ cinq hectares, dans d'anciens bâtiments militaires.
Paris fait appel aux troupes nippones...
Comme d'autres camps, Bando a son journal, tiré sur place à près de trois cents exemplaires, qui tient la chronique d'activités intenses : éducation physique, football - que les riverains découvriront alors -, conférences diverses sur la civilisation chinoise, sur des thématiques liées à l'histoire, la géologie, la sociologie, mais aussi spectacles de théâtre et bien sûr concerts. Les prisonniers peuvent même prodiguer conseils et aides aux exploitations voisines. Ils vulgarisent par exemple des techniques de salaison des porcs, de distillation de spiritueux, de fabrication de fromage, ou encore introduisent la culture de la tomate, de la pomme de terre et du chou.
C'est là aussi que, pour la première fois, l'orchestre du camp, avec une chorale uniquement mâle, exécute la Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven, qui deviendra si populaire au Japon. Aujourd'hui encore, chaque hiver, partout dans le pays, des grandes villes aux plus petites localités, des milliers d'exécutions de la Neuvième scandent le passage à la nouvelle année, au point que Michel Wasserman a pu écrire que l'hymne représente en quelque sorte " un mythe de la modernité japonaise (2) ". En 1970, année du deux centième anniversaire de la naissance de Beethoven, le critique musical Yoshida Hidekazu indiquait même, dans le journal Asahi, que l'Hymne à la joie était en quelque sorte le second hymne national (3).
En juin 1919, le traité de Versailles améliore encore les conditions de détention ; l'année suivante, on libère les prisonniers. Certains regagnent la Chine et d'autres font souche au Japon, comme Hermann Bohner, qui jettera les bases de la japonologie allemande. Aujourd'hui, la ville de Naruto a transformé le camp emblématique de Bando en un site touristique particulièrement apprécié des Japonais. Il comprend un centre de documentation sur la vie du camp, dans la Maison de l'Allemagne, et un parc du " village allemand ". Au musée, la Neuvième Symphonie, avec une chorale d'hommes, passe en boucle. L'amitié entre le Japon et l'Allemagne est partout valorisée, ainsi que la fraternisation des prisonniers avec la population locale et leurs geôliers, l'ambiance parfaite du camp sous la houlette de son directeur humaniste... Une vision idyllique très largement exagérée qui, de surcroît, biaise l'histoire, comme le souligne Wasserman. En présentant des camps parfaits, elle occulte quelque peu ceux de la seconde guerre mondiale, qui ne seraient a contrario qu'" un regrettable accident de l'histoire (4) ".
Autre élément méconnu de la première guerre mondiale, les rapports avec la France. Les deux pays sont liés depuis 1907 par deux accords, l'un financier, l'autre diplomatique. Ce dernier garantit à chacun ses possessions dans la région, au nom de ce que l'on a appelé la politique du break-up of China, le découpage de l'empire du Milieu. Tokyo reconnaît la zone d'influence de Paris dans les trois provinces méridionales de la Chine (Guangdong, Guangxi, Yunnan) et promet de ne pas porter atteinte aux intérêts français en Indochine ; en échange, la France prend acte de la zone d'influence japonaise, notamment dans le sud de la Mandchourie et en Mongolie. En outre, cet accord présentait l'avantage, aux yeux de Paris, d'isoler l'Allemagne.
Plus curieusement, la France, visiblement impressionnée par la nouvelle puissance nippone, entreprend des démarches, dans les premières semaines de la guerre, en vue d'obtenir une aide militaire du Japon, sous forme d'envoi de troupes sur le front européen, comme le rapporte le président de la République Raymond Poincaré dans ses Mémoires (5). Ainsi l'attaché militaire à Tokyo laisse-t-il entendre à René Viviani, président du conseil, que le Japon serait disposé à envoyer " plusieurs corps d'armée ". Propos que celui-ci s'empresse de rapporter au conseil des ministres.
L'ambassadeur Eugène Regnault aborde la même question avec le premier ministre Okuma Shigenobu ; il avise par télégraphe Viviani que le dirigeant japonais " n'a pas paru surpris et a souri ". Selon Poincaré, le président du conseil, inquiet des nouvelles dramatiques en provenance du front russe, au début de décembre, déclare en conseil des ministres qu'il faut " appeler coûte que coûte les Japonais en Europe et payer leur concours du prix, quel qu'il soit, qu'ils réclameront : au besoin l'Indochine ".
Dans son journal L'Homme libre, Georges Clemenceau se montre plus réservé : " On paraît rêver lorsqu'on envisage l'éventualité d'une arrivée de l'armée japonaise sur nos champs de bataille (6). " Toutefois, ajoute-t-il, " quelqu'un qui ne parle pas au hasard me dit que trois cent mille Japonais pourraient débarquer sur nos côtes en deux mois ".
Finalement, le ministre des affaires étrangères Théophile Delcassé tempérera les enthousiasmes, exposant les difficultés de négociation avec les dirigeants japonais, qui hésitent. Il explique que " le Japon ne convoite nullement l'Indochine, mais qu'il désire que ses relations douanières avec notre colonie soient réglées par les mêmes conventions qu'avec la France (7). Le conseil autorise Delcassé à promettre cette concession (8) ". Cette demande n'aboutit à rien - ce qui était prévisible. Aucune troupe japonaise ne débarquera en France. Quant à la question des droits de douane, elle trouvera son dénouement... lors de la seconde guerre mondiale, quand les troupes japonaises entreront en Indochine en mai 1941, puis avec le coup de force du 9 mars 1945 - les Japonais attaquent les garnisons françaises - qui mettra fin à la tutelle de la France.
Cet appel de Paris à Tokyo témoigne, au-delà d'une certaine naïveté, du pessimisme profond de certains membres du gouvernement français devant la tournure inat-tendue de l'affrontement avec l'Allemagne, au début de la guerre. Le Japon cherchait surtout à tirer profit du conflit sans y prendre sa part. Avec succès. Il n'y gagnera pas seulement la Neuvième Symphonie : le traité de Versailles lui attribuera les possessions allemandes en Chine.
Note(s) :
(1) L'ère Meiji (" gouvernement éclairé ") commence en 1868 et s'achève en 1912. Elle est le symbole de la modernisation du pays.
(2) Michel Wasserman, Le Sacre de l'hiver. La Neuvième Symphonie de Beethoven, un mythe de la modernité japonaise, Les Indes savantes, Paris, 2006.
(3) Cité par Michel Wasserman, ibid.
(4) Michel Wasserman, ibid.
(5) Raymond Poincaré, Au service de la France. Neuf années de souvenirs, tome V, L'Invasion, Plon, Paris, 1928. Les citations qui suivent en sont extraites.
(6) L'Homme libre, Paris, 16 août 1914.
(7) La France et le Japon bénéficiaient mutuellement de la clause de la nation la plus favorisée, mais l'Indochine était exclue.
(8) Raymond Poincaré, Au service..., op. cit.
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