Russie. Deux ans après son arrivée au Kremlin, Dmitri Medvedev cherche à s'imposer face à son omniprésent Premier ministre, Vladimir Poutine.
C'est un gamin qui a tout gâché. Ce 3 janvier, le président Dmitri Medvedev, 44 ans, et son Premier ministre, Vladimir Poutine, 57 ans, font du ski dans une station chic près de Sotchi. Le premier, initié à la discipline depuis seulement deux ans, a le torse raide et le bassin légèrement en arrière. Son bonnet rouge flotte au vent et accentue son allure gauche. Le second, casque noir et lunettes rosées, dévale la piste avec le déhanchement du sportif émérite.
Arrive le bain de foule. Medvedev signe des autographes, pose devant les appareils photo. Et voilà qu'un minot joufflu d'une dizaine d'années se plante devant lui.« Qui est le président Medvedev ? » s'exclame-t-il. L'intéressé, appuyé sur ses bâtons, se fige un instant.« Mais c'est moi ! » répond-il avant de partir dans un éclat de rire forcé.
La silhouette au casque noir approche à son tour dans le brouillard neigeux.« Voilà Poutine ! » hurle une voix. C'est aussitôt la cohue. Et les badauds massés devant le président migrent comme un seul homme vers le Premier ministre. Laissant sur place Medvedev, décontenancé.« Poutine fait plus sérieux », dit Anton, un moniteur de ski, présent lors de la visite des deux hiérarques.
« Mr Nobody ». Cruelle désillusion ! Deux ans après son arrivée à la tête du pays, le chef du Kremlin, en visite officielle en France le 1er mars (il inaugurera l'exposition « Sainte Russie » au Louvre,voir page 96), cherche toujours sa panoplie de tsar.« Il n'a pas pris le pouvoir, affirme un diplomate français,alors on va à la pêche aux nouvelles en face. » En face ? A la Maison-Blanche... Là où siège « le Boss » Poutine, privé de la possibilité de briguer un troisième mandat et devenu le chef du gouvernement. En 2008, c'est lui qui désigne Medvedev, l'un de ses jeunes subordonnés, pour le poste suprême. Un ancien professeur de droit romain sans histoire. A l'opposé de Poutine, l'ancien gamin des rues entré plus tard au KGB. Il y a vingt ans, Medvedev a rejoint son futur protecteur à la mairie de Saint-Pétersbourg lorsque ce dernier y dirigeait le Comité des investissements extérieurs. Puis a grandi dans son ombre jusqu'à devenir le chef de l'administration présidentielle en 2003.« C'est Mr Nobody ! » persifle Lilia Shevtsova, analyste au Centre Carnegie de Moscou.« Un faux démocrate ! » renchérit l'opposant Boris Nemstov, ancien ministre de Boris Eltsine.
Bref, un serviteur loyal à la coiffure de jeune communiant... Mais désormais habité par une obsession : s'émanciper.« Il y prend goût et balance les bras comme un général », remarque Vladimir Pozner, un présentateur vedette de la première chaîne.« Il a décoré son avion comme une église orthodoxe avec plein de dorures », raconte un ancien collaborateur.
Signe d'un ego croissant ? Il revendique sans vergogne la paternité des grandes décisions. La guerre contre la Géorgie en août 2008 ?« C'est moi. » Le choix des gouverneurs ?« C'est moi. » La politique dans le Caucase ?« C'est moi », martèle-t-il lors d'un dîner privé de trois heures et demie organisé, il y a deux semaines, avec une poignée de rédacteurs en chef.« On a évidemment des doutes », concède l'un des participants. Un repas arrosé de vin rouge au milieu duquel le jeune impétrant fait même une confession : « J'ai envie de me représenter en 2012. » Une morgue qui horripile Poutine. Car, depuis six mois, l'ancien lieutenant-colonel du KGB ne cesse de recadrer son poulain.« Il s'aperçoit qu'il manque de docilité », souligne le politologue Vladimir Pribilovski.
La première alerte remonte au 10 septembre dernier. Ce jour-là, Medvedev publie sur un site russe un article incendiaire sur l'état du pays,« à demi soviétique »,« corrompu » et victime d'une « démocratie affaiblie ». Un véritable réquisitoire contre les années Poutine. Le lendemain, « le Boss » contre-attaque : « Nous sommes du même sang », déclare-t-il froidement au sujet de son affidé devant un groupe d'experts. Message reçu au Kremlin. Deux mois plus tard, le président salue l'action irremplaçable de son mentor. Rétropédalage tout aussi piteux lors des élections régionales d'octobre, remportées de manière écrasante par Russie Unie, le parti de Poutine. Au lendemain du scrutin, Medvedev dénonce « toutes sortes de manipulations ».« Quelles falsifications ? » s'étonne Poutine. Le vassal s'incline.« Cessons ces accusations contre notre système électoral. Elles sont infondées », corrige-t-il lors d'un discours devant le Conseil d'Etat.« Medvedev encaisse humiliation sur humiliation », résume Alexeï Kondaurov, un ex-général du KBG.
Y compris dans son domaine réservé. Exemple ? La nomination des gouverneurs, hommes tout-puissants des provinces. Medvedev s'enorgueillit d'une désignation stratégique : le parachutage dans la région de Kirov de Nikita Belikh, un « libéral », ancien leader de l'opposition. Erreur ! C'est Poutine qui lui donne son onction lors d'une entrevue de vingt minutes.« Tu gères et tu ne fais pas de politique », le prévient-il ce jour-là.Maintenant, va voir Dima[Dmitri Medvedev]de ma part... » Ahuri, le nouveau gouverneur découvre sa soumission à Poutine.« Il m'a appelé complètement choqué », raconte l'un de ses amis.
Général sans armée. L'ancien maître du Kremlin donne aussi le tempo en politique étrangère. Quitte à contrarier les plans de Medvedev. Et son idée du moment : cultiver une relation privilégiée avec Barack Obama. Pas gagné ! Témoin, la visite du président américain l'été dernier à Moscou. Sa rencontre avec Poutine a duré une heure de plus que prévu. Et débuté par un monologue de quarante minutes du Premier ministre, fustigeant l'ingratitude des Etats-Unis au cours des années passées.« Il a voulu miner psychologiquement Obama », explique Alexeï Venediktov, le directeur de Radio Echo de Moscou. Et lorsqu'en décembre dernier Medvedev s'apprête à annoncer la conclusion d'un accord avec Washington sur le désarmement nucléaire, Poutine le tacle lors d'une visite à Vladivostok : « Le problème, c'est que nos partenaires américains construisent un bouclier antimissiles », assène-t-il. Depuis, Medvedev patine dans ses négociations sur le désarmement.
Mais le jeune chef d'Etat endure un autre calvaire. Cette fois sur un sujet qui lui est cher : la modernisation de l'économie, à ses yeux trop dépendante des matières premières. Pas de chance ! L'homme propulsé la semaine dernière à la tête de la commission de l'Innovation n'est autre que Poutine. Lequel s'arroge une énorme part du gâteau financier consacré au développement des nouvelles technologies : 15 milliards d'euros... Contre seulement 250 millions réservés à l'équipe présidentielle.« Toutes les décisions économiques relèvent désormais de Poutine », reconnaît une journaliste du pool présidentiel.
Alors, faute de pouvoir attaquer « le Boss », Medvedev tance ses proches. Comme Sergueï Chemezov, un ancien du KGB, nommé par Poutine à la tête d'un holding spécialisé dans les hautes technologies. Le 25 décembre, lors d'une réunion avec ce « poutinien » pur et dur, l'ambiance est électrique : « Mon propos est une condamnation et ce que je vous dis est gravé dans le marbre ! » lui lance le président, agacé par la lenteur de son travail.
Une foucade. Rien d'autre... Car Medvedev est un général sans armée.« Parmi les soixante-quinze fonctionnaires clés de l'administration présidentielle, seulement deux appartiennent à son clan », précise Olga Krichtanovskaïa, spécialiste des élites. Les autres ont fait allégeance à Poutine. A commencer par le numéro un, Sergueï Narichkine, jadis l'un de ses camarades de classe à l'institut du KGB. Même la chef du protocole est une ancienne secrétaire de Poutine. Du coup, Medvedev multiplie les crises d'autorité.« Jusqu'à faire pleurer les assistantes », raconte un de ses anciens collaborateurs.
Désarmé, Medvedev ? Pas tout à fait. L'homme a un os à ronger : la réforme de la justice, gangrenée par la corruption.« C'est le seul domaine où Poutine le laisse faire », souligne Alexeï Moukhine, directeur du Centre d'informations politiques. Alors, il s'en donne à coeur joie ! Surtout depuis le scandale de l'affaire Magnistky, du nom de cet avocat mort en prison à la suite de mauvais traitements en novembre 2009. Et les sanctions pleuvent. Limogeage d'une vingtaine de hauts fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, de deux vice-ministres de l'Intérieur, de quinze hauts responsables de la police parmi lesquels dix généraux...« C'est vrai, ça valse toutes les semaines, admet Elena Panfilova, directrice du centre anticorruption de Transparency International,mais les nouveaux arrivants recourent parfois aux mêmes pratiques. »
Opération séduction. Medvedev innove aussi sur le terrain des médias. Exemple : il livre sa première interview au journal d'opposition Novaya Gazeta. Il autorise également la programmation d'une émission politique (modérément) satirique sur la première chaîne.« Voulez-vous la voir avant sa diffusion ? » lui demande Konstantin Ernst, le patron de la chaîne.« Pas question ! » répond Medvedev.« Une nouvelle atmosphère s'installe, constate la sociologue Olga Krichtanovskaïa,vous n'êtes plus coupé à la télévision quand vous parlez d'un système russe autoritaire. »
De quoi séduire les capitales occidentales encore prêtes à miser sur l'hôte du Kremlin.« La génération Medvedev signifie autre chose, ce qu'il fait est très courageux », affirme Bernard Kouchner, le ministre français des Affaires étrangères.
D'autant que l'intéressé joue la carte de la jeunesse. Comment ? En affichant son admiration pour Internet. Un espace méprisé par Poutine, qui n'y voit que le refuge « de sites à 50 % pornos ». Twitter, Facebook... Medvedev, lui, ne rate pas une occasion de s'y montrer. Et consacre des heures à enregistrer ses blogs vidéo.« Voici l'un demes appareils photo, un Leica M9 assez sophistiqué... » explique-t-il dans l'une de ses prestations destinées à raconter sa passion de l'image.« Il adore nous présenter ses derniers gadgets électroniques, comme cette montre capable de recevoir Internet, raconte Suzanna Farisova, journaliste au quotidien Izvestia.Il possède même l'iPad d'Apple, qui n'est pas encore sorti ! »
Sanction. Le mois dernier, son enthousiasme pour les sites communautaires l'amène même à repérer un blogueur, auteur d'un projet sur un parc high-tech. Il veut aussitôt le recruter au sein de son administration. Une initiative vite découragée. On lui apprend que l'individu figure dans le fichier des « dangereux nationalistes ».
Reste une interrogation. Poutine laissera-t-il sa « créature » se présenter à la présidentielle de 2012 ?« S'il pense que tout est sous contrôle, il le fera », croit savoir Igor Iourgens, un conseiller économique de Medvedev.« Je parie plutôt sur un retour de Poutine à la présidence », avance l'homme de radio Alexeï Venediktov.
Alors, l'ancien espion à poigne ou le bureaucrate au visage lisse ? Le peuple, lui, sait à quel saint se vouer. Il y a deux semaines, à Omsk, en Sibérie, les autorités locales ont cru bon de démonter les portraits de Poutine à la veille d'une visite de Medvedev. La sanction n'a pas tardé. Une partie de l'équipe municipale a dû démissionner. Décidément, Medvedev ne skie pas encore assez bien... .
De notre envoyé spécial Marc Nexon, avec Katia Swarovskaya à Moscou
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