mardi 30 mars 2010

RÉCIT - Les lourds secrets de la famille Michelin - Judith Perrignon

Marianne, no. 675 - Magazine, samedi, 27 mars 2010, p. 56

En janvier dernier, Jean-Philippe Rouchon déclare qu'il est l'enfant naturel du fils maudit Michelin, Patrice, accusé il y a cinquante ans d'avoir tué sa femme. Et la malédiction ressurgit dans cette vieille dynastie où l'on meurt beaucoup, mais rarement de manière naturelle... Récit.


Il y a longtemps que ça ne sent plus la gomme chaude à Clermont-Ferrand. Michelin n'a plus d'odeur. Son horloge de la place des Carmes ne décide plus à quelle heure se vident et se remplissent les rues. Les écoles, les maisons, les magasins et les hôpitaux ne lui appartiennent plus. Les années passent. Et avec elles, les souvenirs, les origines, le temps où une famille à deux branches, celle d'Edouard et celle d'André, les frères fondateurs, possédait la ville et les vies. La féodale Michelin s'est convertie au capitalisme mondial et à ses pratiques les plus vulgaires. La holding familiale, la Compagnie financière Michelin, s'est installée loin du fisc, en Suisse. L'entreprise vient même de reconnaître, sous la menace d'une enquête du parquet de Paris, l'existence d'une fondation et de 400 millions au paradis fiscal du Lichtenstein.

Verrouiller les secrets
Reste la famille Michelin. Une caste. Catholique et austère. Qui n'ouvre pas la bouche. Et jamais ses archives. Qui se réunit une fois l'an, pour distribuer les dividendes. Combien sont-ils ? En 1958, le faire-part des obsèques de la tante Jeanne, veuve d'André, était signé de 465 neveux et nièces. Combien gagnent-ils, 7, 8, 9, 10 % ? On ne sait pas. Chez ces gens-là, le secret est une obsession. Il convient de ne pas faire étalage de sa fortune. Un Michelin n'est pas un Rockefeller, il ne laisse derrière lui aucune poussière dorée. Pas de frasques. Pas de starlettes. Pas de palaces. Pas de vacances à Saint-Trop. Pas de divorces. Pas de photos. Pas de vagues.
Seule la mort entrouvre parfois leur porte. Depuis près d'un siècle, la malédiction fauche les fils Michelin. Le premier, c'était Etienne, en 1932 ; le dernier, c'est Edouard, il venait de reprendre les commandes de l'entreprise, il s'est noyé en 2006, en Bretagne. Alors on a ouvert les registres à la cathédrale, et Clermont, comme rappelée à son devoir passé, a formé de longues files d'attente pour signer, dire sa tristesse et sa reconnaissance éternelle. On a ensuite nommé à la gérance un proche, qui ne s'appelle pas Michelin, en attendant que les fils (les filles, ça ne compte pas) grandissent.
Il faut avoir tout ça en tête, les secrets, les sermons, la tentation qu'ont les dynasties de verrouiller leur histoire comme leur coffre-fort, pour comprendre l'agitation depuis le début de l'année. Le 10 janvier, dans le Parisien, un certain Jean-Philippe Rouchon, ostéopathe à Riom, déclare qu'il est le fils naturel de Patrice Michelin. Ce Patrice, on ne le situe pas bien, mais Michelin, oui. A la manoeuvre, Me Collard, qui promet toujours du média à celui qu'il défendra. C'est exactement ce que veut Jean-Philippe Rouchon : faire du bruit au pays du silence. Ça fait un moment qu'il essaie. Il a 43 ans. La première fois qu'il est allé voir un avocat, il allait sur ses 18. Il traînait une vieille cicatrice de petit garçon sans père à qui sa maman souffla un jour que son papa c'était le roi, ou en tout cas son cousin. Il avait 12 ans quand elle lui a dit : " Ton père, c'est Patrice Michelin. "
Elle lui raconta qu'il l'avait pris dans ses bras à la maternité Sainte-Elisabeth, en décembre 1966, qu'il acheta pour eux le grand appartement sur les hauteurs de Royat où elle vit encore, et où il grandissait alors. Elle ne lui dessina pas l'arbre, elle est aveugle depuis l'âge de 22 ans, une méningite l'a plongée dans le coma et privée de ses yeux, mais elle lui décrivit cet arbre : Patrice est le fils de Marcel, Marcel Michelin comme le stade de rugby de Clermont, et Marcel était le fils d'André, le fondateur avec Edouard. Deux générations seulement le séparent en ligne directe des fondateurs. Elle lui conta les débuts de leur histoire d'amour : elle avait 24 ans, elle faisait des études de médecine pour devenir kinésithérapeute, elle était aveugle déjà. Il la dragua au bal en appuyant fortement sur son patronyme : " Je m'appelle Patrice Michelin ", " Et moi, je suis la fille du pape ", lui répondit-elle. Il était veuf, riche, oisif, drôle, tendre, il avait des ouvriers et un domaine, La Vendée, à côté de Riom, mais il vivait surtout chez sa mère, dans la vaste propriété familiale de son enfance, Layat, à Durolle. Il l'y emmena, la présenta à sa mère, laquelle fit rapidement comprendre à la jeune fille qu'elle n'était qu'une petite dévergondée qui devait arrêter de tourner autour de son fils. La jeune aveugle répondit : " Je n'y vois pas clair, madame ! C'est lui qui me cherche, pas moi qui viens ! "
S'il y a des preuves aujourd'hui dans le dossier du fils, c'est qu'Annick Rouchon comprit vite qu'il n'y aurait pas de place pour elle. Chez les Michelin, mais aussi dans la vie de Patrice, un homme doux, mou et flou, dominé par sa famille et les événements, placé sous curatelle, sous neuroleptiques, qui aimait les femmes et le sexe parce qu'ils lui rendaient un semblant de virilité. Alors lorsqu'elle tomba enceinte, elle fit faire quelques papiers. A huit mois de grossesse, elle se rendit avec Patrice chez un notaire à Bourges. Là, ils signèrent ensemble un acte de reconnaissance de l'enfant à naître et la constitution d'une rente alimentaire mensuelle de 500 F. C'est en faisant ces procédures qu'Annick découvrit que Patrice s'était remarié, avait eu un autre enfant ; il lui jura que c'était une erreur, qu'il allait divorcer, il s'empêtrait, et ne put reconnaître son fils quand celui-ci naquit. Mais il était là, souvent à la maison avec eux, en vacances aussi. Trois ans plus tard, en 1969, ils pratiquèrent ensemble une reconnaissance des sangs. Tout est dans le dossier. Aucun avocat de Clermont jamais ne s'en servit. Peur d'attaquer l'empire, pensent aujourd'hui la mère et le fils.
Mais le plus passionnant de tous les documents se trouve parmi les lettres d'amour que Patrice écrivait à Annick. Qu'écrit-on à une aveugle, sinon les mots les plus secrets, les plus fous ? Il savait qu'une tierce personne lisait pour elle à voix haute. La lettre de la fin de l'année 1964 a tout d'un aveu.
" Il y a une chose, Annick, [pour laquelle ?] que je ne voudrais pas que tu me juges, pourtant je le mérite, je ne suis pas très bien, voire même un salaud. Venons-en aux faits : au moment où je t'ai parlé de la mort de ma femme tu semblais ne pas savoir, peut-être est-ce vrai. Je veux que tu me répondes franchement. Les journaux en ont fait tant de bruit que tu aurais pu en avoir vent. Cela est un sujet bien douloureux. Ma femme était, je t'assure, très méchante avec moi, elle m'humiliait même devant les enfants et les amis. Elle ne se gênait pas pour me gifler si elle me jugeait. Tu vois ma bonne Annick que je peux avoir été malheureux. Une partie de chasse devait me délivrer, j'ai eu un geste bien rapide, la balle est partie pour arriver dans la nuque et ressortir au front. Je l'ai transportée en chirurgie chez mon copain Guy pour m'entendre dire : "C'est fini Monsieur Michelin mais pour vous ça ne va pas se passer comme ça."?Mes problèmes ont alors commencé mais heureusement François m'a bien aidé, ma mère venait me voir à la prison. J'ai fait de la prison, ma pauvre Annick, pas longtemps, 35 jours. La justice a conclu à un accident de chasse? Je suis bien content de les avoir conduits à cette conclusion, le fond de mon coeur me regarde, le tout c'est que l'on croie à la thèse de l'accident.? "

Un veuf éploré
Annick a rangé cette lettre avec les autres quand elle l'a reçue. " Il m'a dit qu'il n'avait pas tué pour tuer vraiment, disons qu'il n'avait pas l'intention. " Ce qui est vrai, c'est que les journaux firent beaucoup de bruit. La France se passionna pour ce fait divers.
16 octobre 1960. Un drame au château du May, à Chanceaux-près-Loches. C'est en Touraine. Monsieur et madame Patrice Michelin sont partis chasser dans leur bois après le déjeuner. Et puis soudain, les domestiques voient " Monsieur " sortir du bois comme un fou, il crie à " l'accident ", il porte le corps de sa femme, le met dans la 2CV et démarre en trombe. C'est la fin de la sieste, mademoiselle Peaudeserf, la nurse, rassure les trois enfants. Pendant ce temps-là, Patrice entre dans la cour de l'hôpital de Loches, il tire le corps de la voiture. Les soeurs mettent leur main sur le coeur, le médecin-chef accourt et constate que madame est morte. C'est un ami, le médecin-chef, monsieur Py, on l'appelle Guy, il a dîné plusieurs fois au château, on a même chassé avec lui, alors il peut dire très simplement à Patrice qui le supplie de faire quelque chose : " C'est inutile, mon vieux, elle est morte. " Patrice Michelin veut alors la ramener, l'ami médecin dit que c'est impossible, qu'il y a des procédures à suivre.
Tout le monde jurera ensuite qu'il avait énormément de chagrin, Monsieur, à ce moment-là. Il a raconté ce qui s'était passé à ceux qui étaient là, puis aux policiers qui sont venus : sa femme et lui se trouvaient près d'un étang, chacun sur une allée, ils n'étaient séparés que par quelques mètres de taillis. Lui tenait une carabine 22 long rifle. Il a voulu rejoindre sa femme, mais ensuite il a trébuché, il est tombé, c'est alors que sa carabine lui a échappé et que le coup est parti, frappant sa malheureuse épouse en pleine nuque. " J'avais ôté le chargeur de mon arme, mais une balle avait dû demeurer à mon insu dans le canon ", disait le mari éploré.
17 octobre. Le drame de Touraine est à la une de la Montagne, le journal de l'Auvergne : " Madame Patrice Michelin tuée par son mari d'un coup de carabine ". Pas de développement en pages intérieures, le journal est prudent, il sait que c'est déjà la tempête cours Sablon, dans la demeure de François Michelin, aux commandes du groupe et de la famille depuis un an. Pas commode, François. Ce jeune orphelin, élevé par les pères et ses grand-mères, est devenu un fervent catholique qui va chaque jour à l'église et entre chaque matin à 8 heures dans l'usine par la même porte que les ouvriers. Un pur produit Michelin, qui vit loin des foules mais ne pense qu'aux foules. Il méprise ce cousin Patrice, un Michelin qui ne va pas à l'usine et se permet d'en tacher le nom. De toute façon, dans la famille, on n'a jamais su quoi faire de lui. Il est passé sur les bancs du collège Massillon, rue Bansac, à Clermont, comme tous les petits Michelin, mais les pères étaient catastrophés par ses résultats. Il lui fallut un précepteur à domicile pour qu'il décroche son bac. Ensuite, il est parti faire son droit à Paris, c'est là qu'il a rencontré sa future femme, Nicole Bardi, fille d'un avocat, petite-fille d'un professeur de la Sorbonne. On les a mariés le 9 avril 1954 en l'église Saint-Dominique du XIVe arrondissement, une petite église, une petite rue, 200 invités ensuite dans l'appartement des Bardi, place Denfert-Rochereau. C'était un mariage chez les riches, mais ce n'était pas un grand mariage. Patrice Michelin avait 24 ans, il était grand et charpenté, mais d'allure un peu molle, il avait encore les joues rondes, et ses yeux ne regardaient pas l'objectif du photographe. Ceux de sa femme, oui. Elle faisait un beau mariage. Ensuite, ils sont venus vivre à Clermont quelques années, mais nulle part Patrice n'a trouvé sa place. On lui a alors acheté un château en Touraine, il est parti là-bas avec sa femme et leurs deux enfants. Agriculteur en Indre-et-Loire, ça lui allait très bien. On pensait que tout allait s'arranger. Mais non.
Pendant que Michelin rumine, les choses s'accélèrent en Touraine. Les journalistes rappliquent, les plus casse-cou se cachent dans le parc et détalent quand on leur envoie les chiens. Détective et Paris Match sont sur le pied de guerre, la plus secrète des dynasties donne enfin du grain à moudre !
Une première reconstitution a lieu le matin. Un inspecteur refait les gestes de Patrice, il tombe, retombe près de vingt fois dans le taillis avec la carabine, mais le coup ne part pas. Plus ennuyeuses encore sont les premières conclusions du médecin légiste : la trajectoire de la balle ne correspond pas à ce que raconte Patrice Michelin, qui affirme que son arme est partie d'en bas. L'expertise est formelle : Nicole Michelin a été tuée par une balle tirée à l'horizontale. La reconstitution terminée, M. Bayle, juge d'instruction, part à Tours, il doit discuter avec les magistrats du parquet et le procureur de la République. La trajectoire de la balle importe moins que le nom de celui qui a tiré. Le parquet décide qu'il sera procédé dans l'après-midi à une seconde reconstitution. Elle dure deux heures, une vingtaine de gendarmes ont investi la propriété. A 17 h 30, une voiture de la gendarmerie à bord de laquelle se trouve Patrice Michelin part en trombe en direction de Loches. Moins d'une heure plus tard, la nouvelle est officielle : Patrice Michelin est inculpé de meurtre et conduit devant le procureur de la République.
18 octobre. Le conseil de famille se réunit autour de François Michelin, à Clermont-Ferrand. Un seul mot d'ordre : défendre jusqu'au bout la thèse de l'accident. Ce qui est en jeu, c'est un nom, une réputation. Michelin, c'est alors un chiffre d'affaires de 300 000 milliards de francs, 60 000 salariés, 250 sociétés réparties sur les cinq continents. Il y a un moment déjà que le jovial Bibendum s'estompe, car Michelin est entré dans l'ère moderne, son nom flamboie dans les grandes capitales, il s'étire en lettres géantes sur les stades et les circuits internationaux. Mais Michelin, c'est encore une prière obligatoire à l'école pour tous les enfants de Clermont-Ferrand : " Seigneur bénissez papa, maman, tous mes parents. Faites-moi devenir bien sage et bien grand et bénissez la famille Michelin. " On est en 1960. Michelin à Clermont, c'est l'accès au travail, à la salle de bains et au Saint-Esprit. Michelin a construit les maisons aux toits roses avec vue sur l'usine, Michelin offre l'école, l'hôpital et les coopés Michelin pour acheter à manger, des vêtements ou sa première télé. Tout est Michelin. Et la Montagne est, ce jour-là, comme un parent qui lutte contre l'évidence, qui cherche une solution, un remède au scandale : " Si l'on suppose que la victime a levé la tête précisément au moment où le coup partait, elle a pu se placer de ce fait dans l'axe de tir. " Il est vrai qu'à la chasse on regarde passer le gibier dans le ciel.

" Lui, un assassin, impossible ! "
Bien sûr, le journal se demande si ce n'est pas un nouveau drame qui s'abat sur la sainte famille. Il y en eut tant : Etienne, fils d'Edouard, qui meurt en 1932 dans un accident d'avion au pied du Puy-de-Dôme. Pierre, son frère, cinq ans plus tard, victime d'un accident de voiture sur la RN7 à hauteur de Montargis. Et puis la guerre, la déportation : Jean-Pierre en 1943, Marcel en 1945, ils étaient le frère et le père de Patrice. Et Jean-Luc, son cousin, qui meurt avec ses deux petites filles et leur nurse en 1949, sur la RN7 encore... Mais, non, impossible d'ajouter l'accident de chasse sur la liste des drames. Michelin figure cette fois sur le banc des accusés. Le conseil de famille envoie à Tours deux frères de Patrice et leurs conseillers juridiques, il faut qu'ils rencontrent ce Bayle, juge d'instruction.
19 octobre. Patrice accepte l'avocat que sa famille a choisi, Me Delhommais, secrétaire du bâtonnier de Tours. Il maintient la thèse de l'accident, mais il refuse de parler davantage avec le juge d'instruction. Car Bayle le pousse à bout. Devant lui, Patrice Michelin est comme un enfant qui ment, il change sans cesse de version : oui, il a enlevé le chargeur, mais après il l'a remis en place ; oui, il a porté le corps, mais c'était lourd, il a fini par le remettre en place lui aussi. Bayle n'attend plus que ses aveux. Dans les couloirs du palais, on murmure qu'il en a, du courage, sous ses airs débonnaires, le petit juge rond au crâne dégarni, inculper un neveu des rois du pneumatique, c'est gonflé ! Car évidemment au-dessus de lui, dans les hautes sphères, ça tangue. Michelin, c'est l'intérêt national, le pneu, bien sûr, mais aussi les bornes numérotées des carrefours, les michelines de la SNCF, le pays découpé en 86 cartes dépliables. Michelin est alors aux commandes de Citroën et Panhard, l'entreprise ne décide pas simplement combien on embauche à Clermont-Ferrand, mais dans bien d'autres régions de France. Les ministères la traitent comme une institution et les journaux insèrent ses communiqués dans les pages d'information et non dans celles dévolues à la publicité.
Mais Bayle ne croit qu'en son dossier. Il n'y a qu'à tendre l'oreille pour trouver un mobile au chasseur maladroit. Ce couple avec trois enfants qu'on voyait le dimanche à la messe au banc des châtelains n'était pas ce qu'il voulait laisser paraître. Les amis des environs, châtelains eux aussi, jurent leurs grands dieux qu'un meurtre est impossible. Pas dans leur monde. Mais les domestiques, les fermiers, les commerçants, ils racontent, eux, les grands airs de Madame, Monsieur sans jamais un sou en poche, la Chrysler qu'il s'acheta un jour et qu'il fut forcé de rendre le lendemain, " elle n'a pas voulu que je la garde ", a-t-il dit. " Elle le traitait comme on n'aurait pas osé traiter un domestique ", a soufflé la gouvernante aux journalistes et aux policiers.
Aujourd'hui encore, Jacqueline Marcadier se souvient. C'est une vieille dame. Elle tenait le café de Chanceaux-près-Loches. Son mari avait travaillé trois ans au château. " Mais mon mari était à la ferme et Monsieur Michelin au château, c'était chacun sa classe. " Cinquante ans après, il reste des souvenirs précis, des airs entendus, et l'idée, que quoi qu'il ait fait, Monsieur avait ses raisons. " Monsieur Michelin, il était tranquille. On voyait qu'il avait quelque chose, qu'il lui manquait quelque chose. On savait que c'était Patrice, mais on l'appelait quand même Monsieur Michelin. Elle, elle nous regardait de haut davantage. " Lorsque Madame Michelin passait au café, ce n'était pas pour dire bonjour ou boire un coup, c'était pour régler les consommations de Monsieur, car lui venait souvent, avec un canif et pas de sous en poche, et il offrait sa tournée. Alors Jacqueline Marcadier sortait son cahier et notait. Une fois, même, Madame est venue le chercher : " Patrice, vous partez ! ", elle a dit, " elle l'a giflé devant moi ", se rappelle encore Jacqueline Marcadier. Elle se souvient aussi du jour où une voiture avec chauffeur s'arrêta devant son petit café, c'était Madame Michelin mère qui voulait la remercier de n'avoir pas dit de mal de son fils. Elle était sur le chemin du parloir, ou bien en revenait.
20 octobre. Obsèques de Nicole. Les Michelin voulaient qu'elle soit enterrée à Clermont dans le caveau familial, mais les Bardi s'y sont opposés. Une forte tension oppose les deux familles. Pourtant les Bardi ne portent pas plainte contre leur gendre. Nicole est inhumée à Saint-Maur-de-Touraine, avec les siens, dans le tombeau de son grand-père le professeur Crépin. Dans l'église, l'absoute a été donnée par le chanoine Barrier, supérieur du collège Massillon de Clermont-Ferrand. Le clan envoie ses meilleurs représentants. La veille, le chanoine a dit à la police : " Patrice, un assassin ? Ce n'est pas possible ! "
Mais l'opinion est comme le juge, elle croit au crime. Et l'on sait comme la foule, dans ces cas-là, ne pardonne pas au suspect sa naissance, comme la mort alors se double du scandale. Le 29 octobre, Paris Match fait six pages. Photos dans la brume de Touraine, les bois où l'on chasse, le château et ses 15 chambres, des policiers, des voitures, des enfants qui pressent leur nez contre la vitre, un zoom, une légende : " Deux petits visages s'écrasent contre la vitre de la nursery. Thierry (5 ans) et sa soeur (Romée) contemplent le parc noyé dans la brume d'octobre et le va-et-vient de la terrasse. Une journée semblable aux autres commence. Tout à l'heure, ce sera l'étude pour Romée et les jeux pour ses deux frères. Ils ne savent pas que leur maman est morte, et que, si leur père baisse la tête, c'est que les gendarmes viennent le chercher. "
Romé n'est pas une fille, c'est un garçon, l'aîné, il a 7 ans. Mais tout va si vite, il y a des erreurs dans les journaux, des mensonges dans la bouche des adultes, on a dit aux enfants que leur maman était en voyage. Une troisième reconstitution va être faite. Le juge Bayle a également désigné trois experts psychiatres pour examiner Patrice Michelin. Sa mère, Yvonne Bousquet, veuve Michelin, lui rend visite chaque jour. Dans le numéro suivant de Paris Match, celui du 5 novembre 1960, on la voit : une dame vêtue de noir, sa main gauche serre un petit sac à main et un parapluie, sous le bras encore un paquet, elle est encombrée, cachée derrière des lunettes noires. Elle a cet âge où le corps trahit la vie qu'on a eue. Pour elle, ce fut un grand mariage, sept enfants, un mari volage tout Michelin qu'il soit (lorsqu'elle s'en est plainte à ses parents, son père chirurgien lui aurait répondu : " Ecoute, ce mariage, c'est la plus belle opération chirurgicale de ma vie, alors je ne veux rien entendre "), puis la guerre qui emporta le mari et un fils... Pense- t-elle parfois à ce jour de juillet 1943 où la Gestapo vint chercher Marcel, son mari, et son fils Jacques, dans leur domaine de Layat ? Ils étaient d'actifs résistants, ils avaient été dénoncés, Jacques eut juste le temps de glisser à son petit frère Patrice, 11 ans, un document qui l'eût fait fusiller sur-le-champ s'il l'avait gardé sur lui. Il lui dit : " Cours, va enterrer ça, vite ! " Le gamin s'exécuta, tandis que son père et son frère s'en allaient entre deux hommes de la Gestapo. Y repense-t-elle maintenant qu'il est en prison ? Elle a l'air très seule sur la photo. Il y a sûrement hors champs une nuée de photographes qui la regardent longer le mur de la prison de Tours. Il y a sûrement dans les palais de la République des discussions, des coups de fil entre Clermont-Ferrand et Paris. Il faut faire quelque chose ! Pas tellement pour ce pauvre bougre qui n'a jamais été à la hauteur de son nom, mais pour Michelin, fleuron de l'industrie française !
" Mes problèmes ont alors commencé, mais heureusement François m'a bien aidé, ma mère venait me voir en prison ", dit la lettre.
François, c'est François Michelin, qui officiellement ne fait pas de politique. Toute sa vie, il accusera les partis de droite comme de gauche de pratiquer le socialisme depuis 1936. Il n'est même pas gaulliste. Mais il n'est pas forcément le baron d'Auvergne replié sur ses terres auquel on prête cette formule au téléphone : " Comment ça va à Paris ? " Il monte régulièrement à la capitale, il y a ses bureaux boulevard Pereire, un appartement à Neuilly et, s'il ne fait que passer, il a sa chambre rue Ampère, chez son beau-frère, l'avocat Remy Montagne. L'avocat en question est député depuis 1958, c'est le tombeur de Pierre Mendès France dans l'Eure. Michelin, avec des milliers d'emplois entre ses mains, est une force avec laquelle les gouvernements doivent compter. Michel Debré, alors Premier ministre, et son ministre de la Justice, Edmond Michelet, UNR, ont forcément entendu parler du vilain petit canard de la famille Michelin, Patrice. Trente-cinq jours plus tard, il sort de prison. Il est mis en détention provisoire au bénéfice de l'article 274 du code de procédure pénale. L'affaire sera ensuite correctionnalisée. Il versera 2 000 F d'amende pour homicide involontaire.
La suite, c'est celle que raconte Annick Rouchon : des rentes, des femmes, des enfants, une famille aux aguets, des visites à ses trois enfants placés chez leurs grands-parents maternels, des séjours à la très huppée clinique psychiatrique du Château, à Garches, à la demande de sa mère, femme tantôt adorée tantôt honnie. Parfois l'argent manque, il est sous curatelle. Parfois des achats compulsifs. Annick lui fit rendre une énorme voiture de sport qu'il s'était achetée. Comme sa première femme. La deuxième mourut aussi, avec son enfant, dans un accident de voiture. " Ça m'a fait froid dans le dos ", dit Annick. " Il va vous tuer vous aussi ", lui lança la mère Michelin pour l'éloigner définitivement. Elle le fit d'elle-même, son fils avait 5 ans. Patrice tenta de la revoir, d'user de ces formules qui avaient si bien marché, " je suis tes yeux, tu es mon cerveau ". Il était bien auprès de cette aveugle qui l'écoutait sans le voir.

Dissoudre les souvenirs
Patrice Michelin est mort en 2006, en Suisse, où il vivait avec sa troisième épouse, une pharmacienne rencontrée aux sports d'hiver, avec laquelle il eut aussi des enfants. Là-bas, il avait reçu la visite de Jean-Philippe Rouchon tout juste majeur, il lui avait ouvert la porte d'un " je t'attendais ". Annick était restée dans la voiture, Patrice avait fini par l'y rejoindre. Ils avaient bavardé, il lui avait proposé d'entrer, elle avait refusé. Il n'y avait rien dans son testament pour Jean-Philippe. Pas même l'appartement qu'il avait acheté à sa naissance pour lui et sa mère. Annick en a l'usufruit, " mais quand je serai morte, c'est pas Jean-Philippe qui le récupérera ". Un notaire est même passé pour l'estimer. Ce vide sur le testament déclencha chez la mère et le fils l'envie de relancer la procédure, et cette fois avec un avocat qu'on voit à la télé et qui fait venir la télé.
Le bruit qu'ils font est sûrement revenu aux oreilles de François Michelin ; il est toujours vivant, très vieux, rongé par la mort de son fils Edouard. Faudra-t-il encore convoquer un conseil de famille par la faute de Patrice, pourtant mort et enterré ? Les dynasties croient pouvoir dissoudre les soupçons, les souvenirs, les origines peu flatteuses, les branches mortes ou décadentes. Il n'en est rien. Le passé ne se verrouille pas. Il revient toujours et plus la nappe est blanche, plus il est salissant.
Pour l'heure, c'est d'autres Michelin qui sont assignés par Jean-Philippe Rouchon : en Suisse, la dernière femme de Patrice Michelin, et devant le Tribunal de grande instance de Paris, son fils aîné, Romé. L'enfant qu'on devine inquiet derrière les vitres du château de May dans le vieux numéro d'octobre 1960 de Paris Match.


L'arbre d'une famille assise sur deux branches
Il faut redessiner l'arbre Michelin : deux branches, deux caveaux, deux destins. Au départ, Edouard et André, frères de génie qui, au début du siècle dernier, sauvèrent l'usine de caoutchouc des aïeuls et lancèrent l'épopée du pneu. Ils portaient à la sortie de la messe le même complet gris, et l'hiver le même plaid écossais venu de Londres. IIs avaient épousé les soeurs Wolff, dont le père tenait la fabrique des pianos Pleyel. André, c'était l'aîné, l'ingénieur, diplômé de Centrale, mais curieusement ce fut Edouard, sorti des Beaux-Arts où il se rêvait peintre, qui inventa le pneu démontable. C'était lui qui tenait l'usine à Clermont, c'était lui le père des ouvriers. André, c'était le bateleur, il inventa les cartes, popularisa le Bibendum, mais il était à Paris, il courait les banquets, les discours et les rallyes automobiles, il était mondain, il n'était pas tous les matins à l'usine. Et l'idée s'installa à Clermont que des deux André était le dilettante. " Si je suis le champagne, mon frère en est la mousse ", disait Edouard, sans sourire.
La mousse, donc. Ephémère. Légère. Pas sérieuse.
André mourut le premier. Il laissait trois enfants dont deux fils, Jean et Marcel. Edouard, lui, enterra ses deux fils fauchés sur la route et dans les airs. Puis il s'éteignit à son tour, en 1940. Les fils d'André pouvaient alors reprendre les rênes de l'usine, Marcel notamment, qui avait fondé en 1911 le premier club sportif Michelin, qui était aussi directeur du service Etudes et essais depuis 1909. Mais non. Quelque chose coinçait, comme si l'armature rigide mise en place par Edouard empêchait les héritiers d'André. C'était la guerre, on n'avait pas le temps de discuter. On nomma à la gérance un proche, Boulanger, et Puiseux, gendre d'Edouard. L'usine composa avec Vichy et la Wehrmacht tout en abritant la Résistance. Marcel fut le premier de la famille à entrer en action. En 1942, il organisait un maquis de réfractaires au STO dans les forêts d'Effiat et aussi des groupes de départ pour Londres et Alger. Le maquis fut assez vite repéré par la Gestapo. En juillet 1943, Marcel et son fils Jacques, étudiant en médecine, furent arrêtés à la suite d'une dénonciation, chez eux, à Layat. C'était la dernière fois qu'on vit Marcel. Déporté à Buchenwald où il travaillait à la carrière, son nom fut ajouté au dernier moment sur une liste de prisonniers réclamés par les SS au camp d'Ohrdruf, en 1945. Un mois plus tard, il y mourait d'une pneumonie, il avait été laissé nu pendant deux heures dans la neige et le vent après la douche. Il ne sut jamais la mort de son fils Jean-Pierre qui, apprenant son arrestation, rejoignit un bataillon de choc en Corse et mourut d'une rafale de mitraillette en 1943. Son fils Jacques eut plus de chance, il faisait partie des survivants que l'armée américaine trouva en entrant au camp de Flossenbürg. Philippe, parti en Angleterre, était sain et sauf.
Après la guerre, la gérance. Philippe, fils de Marcel, ou bien Jean, frère de Marcel, pouvaient prétendre à diriger l'usine. La branche d'André pouvait se prévaloir de son droit de primogéniture. Mais le système mis en place par Edouard tint bon. Le clan était placé industriellement et financièrement sous un commandement unique, ce qui impliquait la même subordination des membres à l'esprit tribal, la même soumission de tous à un seul. Les destinées de l'entreprise étaient entièrement entre les mains des petits-enfants d'Edouard, et lorsque la mort en fauchait quelques-uns, on faisait en sorte d'attendre que leurs fils grandissent. C'est ainsi que le clan le plus austère et le plus hermétique de la famille prit les choses en main, sûr d'être les garants de l'esprit Michelin. Ce n'est pas dans cette branche-là qu'on découvrirait aujourd'hui un enfant né hors les liens sacrés du mariage.
© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

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1 commentaires:

Unknown a dit…

Citation : « Michelin, c'est alors un chiffre d'affaires de 300 000 milliards de francs, 60 000 salariés »
Comment peut-on indiquer un montant aussi ahurissant de 300 000 milliards de francs, sans que qui que ce soit à la rédaction de Marianne ne perçoive le caractère grotesque d’une telle affirmation ?
300 000 milliards de francs pour 60 000 salariés, cela fait un chiffre d’affaires de 5 milliards de francs par salarié.
En 1960, il y avait environ 45 millions de Français.
Le chiffre d’affaires de Michelin serait donc de 6,67 millions de francs par Français !!!

Même s’il y avait eu une confusion entre anciens et nouveaux francs (le nouveau franc est entré en vigueur le 1er janvier 1960), et si l’on divisait par 100 pour arriver à 3000 milliards de francs de chiffre d’affaires, on serait encore dans le domaine de l’invraisemblable.
Cela ne relève pas d’une erreur de recopie (un zéro en trop ou en moins) ; c’est du grand n’importe quoi.

Par ailleurs, je ne vois pas en quoi cet article est lié à l’actualité chinoise.

Régis A