Cinq pistes proposées afin que Barack Obama s'intéresse à une Europe que les Etats-Unis tiennent de plus en plus pour quantité négligeable.
Certains de nos amis américains craignent qu'en Europe notre civilisation chrétienne (il faudra qu'un jour vous nous expliquiez ce qui la définit) finisse par être balayée par les hordes islamiques - et que les remparts de Vienne, cette fois-ci, ne les contiennent pas. D'autres se plaignent du fait que nous autres Européens semblons avoir oublié ce qu'il faut faire pour avoir de l'importance dans le monde.
Du côté de Bruxelles, on espère que ces attitudes n'auront bientôt plus cours. Au terme d'âpres négociations, les chefs d'Etat et de gouvernement des vingt-sept Etats membres de l'Union européenne ont annoncé les noms, jusqu'alors peu connus, du premier président permanent du Conseil européen (Herman Van Rompuy) et d'une haute représentante, théoriquement dotée d'un fort pouvoir de décision, chargée des politiques étrangère et de la défense (Catherine Ashton). Van Rompuy et Ashton vont vouloir rapidement ausculter l'état de l'alliance transatlantique et, se tournant vers l'Ouest, que verront-ils ?
Ils constateront d'abord que ce qui prospère, même si cela n'est guère souligné, c'est le marché - au bénéfice des deux côtés de l'océan ainsi que du reste du monde. Jusqu'au crash financier et à l'entrée dans la récession, l'économie transatlantique représentait un chiffre d'affaires d'environ 1 250 milliards de dollars chaque année.
Les politiciens européens ont tendance à considérer la réussite de notre relation commerciale avec les Etats-Unis comme acquise, et, lorsqu'ils se rendent à Washington, c'est pour y chercher autre chose - peut-être l'assurance qu'ils ont encore de l'importance, qu'ils sont toujours aimés, que les Etats-Unis s'intéressent encore un peu à ce qu'ils ont à dire sur le monde.
Il est faux d'affirmer que notre amour-propre maladif s'est développé en raison de la faiblesse de l'Europe par rapport aux Etats-Unis. Nous n'avons jamais été aussi faibles qu'au cours des années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, lorsque nos économies étaient ruinées et qu'une bonne partie du continent avait perdu jusqu'au respect d'elle-même. Mais à l'époque, nous savions que nous comptions.
Nous nous trouvions au coeur du face-à-face géostratégique entre l'empire communiste russe et les Etats-Unis. Mais que pesions-nous après le démantèlement du mur de Berlin et la fin de la guerre froide ? Certes, nous avions réussi à atteindre un niveau extraordinaire d'intégration économique. Nous étions devenus un bloc commercial majeur, un acteur puissant dans la diplomatie environnementale et le premier fournisseur d'aide au développement. Politiquement, en revanche, nous n'étions qu'un poids mouche.
Notre propre conscience de l'inadéquation politique de l'Europe s'est renforcée avec l'implosion de l'Union soviétique et le démembrement de la Yougoslavie. Dans les années 1990, nous avons enfin développé une politique dans les Balkans et combattu aux côtés des Etats-Unis en Bosnie et au Kosovo afin de stabiliser la région. Plus récemment, le fâcheux unilatéralisme du président Bush a permis à l'Europe en tant que telle d'éviter de prendre des engagements internationaux responsables.
En quoi croyions-nous en tant qu'Européens ? C'est simple. Nous ne nous définissions que par opposition à George Bush, Dick Cheney et Donald Rumsfeld. Une « chose dont nous savions que nous la savions », pour reprendre une expression de ce dernier, était que si seulement l'Amérique avait eu un président multilatéraliste, nous aurions, en tant que partenaires, fait des choses qui auraient stupéfié le monde.
Et puis Barack Obama a été élu président. Il était, peut-être à ses dépens d'un point de vue politique, le candidat des Européens. C'était un homme réfléchi, une vraie star qui, par comparaison, faisait pâlir notre triste galerie de dirigeants européens farfelus et insignifiants.
Mais à présent ? Comment répondons-nous au défi que pose la présence à la Maison Blanche d'un multilatéraliste qui aimerait que l'Europe soit beaucoup plus active, par exemple dans la guerre en Afghanistan ? En dépit de tous les bavardages sur la multipolarité et l'avènement d'un monde post-américain, les Etats-Unis demeurent bel et bien l'unique superpuissance. Comment, par conséquent, ceux qui décrocheront le téléphone européen doivent-ils aborder la relation avec les Etats-Unis à l'ère Obama, d'une façon qui retienne l'attention du président américain ? Je propose cinq axes pour la politique européenne, bien conscient que mes espoirs dépassent mes attentes.
1. Nous devrions oser croire que ce qui répond le mieux aux intérêts européens est sans doute également ce qui est le plus profitable à notre relation avec les Etats-Unis. Nous devrions, par exemple, vouloir empêcher la militarisation de l'énergie nucléaire en Iran, par crainte, en tant qu'Européens, que des missiles iraniens armés d'ogives nucléaires puissent atteindre l'Europe, et non parce que nous sommes des alliés de Washington.
Nous devrions oeuvrer pour appuyer la démocratie au Pakistan et empêcher ce pays de tomber entre les mains des talibans et de leurs alliés extrémistes en raison de notre intérêt européen à contenir en Europe les menaces terroristes fomentées dans les camps d'entraînement au Pakistan et à empêcher une confrontation nucléaire en Asie méridionale.
C'est pourquoi nous avons raison de combattre au côté des Américains en Afghanistan, où l'ampleur de notre engagement militaire et financier déterminera dans quelle mesure nous pourrons participer aux décisions tant stratégiques que tactiques.
2. La rhétorique que nous développons sur le fait que nous sommes les partenaires internationaux des Etats-Unis pour la paix ne devrait pas trop perdre de vue la réalité. Il est vrai que depuis quelque temps nous avons plus tendance à nous aligner sur Vénus que sur Mars, ce dont le reste du monde devrait nous être reconnaissant, vu l'histoire du XXe siècle.
Mais nous allons peut-être un peu trop loin dans cette voie. Cela ne tient pas seulement au fait que nous ne dépensons pas assez pour notre défense, mais que les sommes que nous y consacrons - environ 200 milliards d'euros par an - sont dépensées à mauvais escient. Quelque 70 % des hommes et femmes européens sous l'uniforme sont incapables de servir hors de leur territoire national. Nous avons besoin d'une acquisition européenne commune de matériel militaire et d'une harmonisation des normes militaires afin de nous procurer les hélicoptères, avions de transport, matériel de communication et drones de surveillance qui sont indispensables dans les opérations du XXIe siècle. Pour des raisons historiques, de morale et de sécurité, l'Afrique devrait être considérée comme relevant d'une responsabilité européenne particulière.
3. Quand l'Europe a une politique intérieure sérieuse, il lui est plus facile d'établir une politique extérieure sérieuse. Le meilleur exemple est celui de la politique énergétique vis-à-vis de la Russie. Aujourd'hui, nous sommes de plus en plus dépendants du gaz naturel russe - la Russie fournit désormais 40 % des importations de gaz de l'UE - et nous avons laissé la Russie diviser les Etats européens sur la politique énergétique.
Il est clair que l'objectif de Moscou est d'accroître la dépendance de l'Europe envers ses fournitures de gaz. Or de grandes compagnies énergétiques de plusieurs pays européens continuent de conclure des accords bilatéraux avec les Russes, et la création d'une politique européenne commune de l'énergie qui permettrait à Bruxelles d'être en position de force pour négocier avec la Russie se heurte à une vive opposition.
La stratégie de l'Amérique vis-à-vis de la Russie consiste à évaluer le degré du soutien russe qu'elle peut obtenir pour l'adoption de politiques collectives sur des questions globales qui concernent les Etats-Unis, et généralement tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU. L'Iran, la Corée du Nord et le désarmement nucléaire en sont les principaux exemples. Les grandes préoccupations européennes à l'égard de la Russie sont la sécurité de notre énergie et la stabilité de la région située entre le flanc oriental de l'UE et les frontières occidentales de la Russie. Sur ce point, nous avons avec la Russie un désaccord profond que nous sommes trop réticents à admettre.
Moscou a une vision des sphères d'influence en Europe qui date du XIXe siècle. La Russie souhaite restreindre la souveraineté de ses voisins, comme l'Ukraine et la Géorgie, alors que nous voulons des voisins prospères, démocratiques et indépendants. Curieusement, certains de ceux qui sont en pointe pour réclamer « plus d'Europe » sont les plus réticents à pousser dans ce sens sur la question de l'énergie, tandis que certains de ceux (comme le Royaume-Uni) qui se montrent réticents vis-à-vis d'un accroissement des compétences européennes réclament une politique énergétique beaucoup plus ferme.
4. La politique extérieure européenne est toujours plus efficace lorsque son objet est plus proche. Nous réussissons le mieux, mais essuyons aussi nos pires échecs dans notre voisinage immédiat - voyez la Russie. La plus grande réussite de la politique extérieure européenne a été l'élargissement de l'UE, qui a encouragé et consolidé les changements pacifiques de régime et stabilisé notre continent.
La tâche n'est pas achevée. La perspective de l'adhésion à l'UE est au coeur de notre politique dans les Balkans. Mais si nous sommes convaincus de la « vocation européenne » de l'Ukraine, nous n'envisageons pourtant pas à son entrée dans l'UE. Cherchez la différence ! Au lieu de tourner autour du pot et de tergiverser sur cette question, nous aurions dû soumettre à Kiev un programme réaliste et un calendrier pour procéder aux réformes qui doivent être entreprises afin que l'Ukraine acquière le statut de candidat officiel à l'adhésion européenne. Faute de quoi les forces politiques démocratiques ukrainiennes tournées vers l'Occident continueront à perdre du terrain face à celles qui sont alignées sur les intérêts industriels et politiques russes.
En ce qui concerne la Turquie, nous nous sommes engagés il y a des années à négocier son entrée dans l'UE lorsque le pays serait démocratisé, doté d'une économie ouverte, respectueux des droits de l'homme et de l'Etat de droit. Or plus Ankara réforme, plus certains dirigeants européens expriment leur hostilité à son intégration.
Que l'Europe, le moment venu, rejette l'entrée de la Turquie équivaudrait à nous exclure de toute initiative sérieuse dans les affaires mondiales. Nous rejetterions l'adhésion d'un pays qui est une importante puissance régionale, un membre significatif de l'OTAN et un carrefour énergétique crucial. On nous accuserait de brûler des ponts possibles en direction du monde musulman au lieu d'en construire.
5. L'Europe n'est pas et ne deviendra pas une superpuissance ni un super-Etat. Mais là où un problème empoisonne son environnement dans notre proximité immédiate, nous devrions avoir une politique qui ne se résume pas à attendre de nous déclarer d'accord avec celle que les Etats-Unis estiment devoir mener.
Par exemple, la situation actuelle de « ni guerre ni paix » qui prévaut au Moyen-Orient ne peut se prolonger indéfiniment; et la solution d'un seul Etat en Israël/Palestine n'est ni possible ni souhaitable. A tout le moins nous pourrions y développer notre propre politique dans cette région, en commençant par mettre un terme à la fragmentation de la Palestine et des Palestiniens, notamment entre la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est. Nous pourrions oeuvrer de façon plus active, par exemple, à la reconstitution d'un gouvernement d'unité nationale en Palestine, avec lequel nous traiterions à condition qu'il déclare un cessez-le-feu avec Israël et s'engage en faveur d'un règlement négocié.
Je doute que Barack Obama, au cours des mois qui viennent, prête grande attention au débat européen concernant la relation du Vieux Continent avec les Etats-Unis. Il réfléchira beaucoup plus à la relation de l'Amérique avec les pays émergents - Brésil, Inde et, surtout, Chine -; à la meilleure façon dont la puissance américaine peut contrer le terrorisme; à la question de savoir jusqu'à quel point les considérations de politique intérieure l'empêcheront d'exercer des pressions sur Israël en vue de relancer le processus de paix au Moyen-Orient; à la prolifération et aux arsenaux nucléaires; à la réduction des émissions de carbone; et enfin à la façon d'éviter que la dislocation inéluctable de l'autoritarisme dans les pays du monde arabe et d'Asie centrale ne favorise l'extrémisme islamiste.
Si les Européens devaient mettre en oeuvre des politiques cohérentes et consistantes dans quelques-uns des domaines que j'ai évoqués, M. Obama pourrait bien s'apercevoir qu'il lui faudra aussi penser à l'Europe dans les années qui viennent.
Mais il est clair que nous n'en sommes pas là. Le président américain vient d'informer les dirigeants de l'UE qu'il n'assisterait pas au sommet de Madrid qu'ils ont prévu au mois de mai. Qui pourrait le lui reprocher ? En l'état actuel des choses ce sommet madrilène, dirait le guide Michelin, ne vaut pas le détour.
Note(s) :
Chris Patten
Chancelier de l'université d'Oxford
Né en 1944, à Cleveleys (Grande-Bretagne), membre du Parti conservateur, il a été commissaire européen chargé des relations extérieures de 1999 à 2004. Avant cela, il aura été le dernier gouverneur britannique d'Hongkong, de 1992 à 1997. Siégeant comme secrétaire d'Etat dans les gouvernements de Margaret Thatcher, ce catholique s'est occupé, à plusieurs reprises, de la question de l'Ulster.
Ainsi, en 1998-1999, il a été président de la commission indépendante chargée de faire des recommandations sur l'Irlande du Nord
© The New York Review of Books.
Traduit de l'anglais par Gilles Berton
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