Faut-il s'inquiéter de la présence croissante des grandes entreprises des pays émergents, souvent jugées peu soucieuses de développement harmonieux, d'environnement et de droits humains, en Afrique subsaharienne ? Les investisseurs indiens, brésiliens, marocains, chinois contribuent à développer sur ce continent un " écosystème " d'affaires, et leurs Etats y jouent la carte d'un développement par l'industrialisation auquel les bailleurs du Nord ne voulaient plus croire.
L'omniprésent groupe Tata est le fer de lance de la stratégie africaine de l'Inde depuis les années 1960. Il y a investi récemment un milliard de dollars (soit 726 millions d'euros, dans les télécommunications, dans l'automobile au Kenya, en Zambie, en Algérie...), dont les implications sur le plan urbain (modernisation des autobus) et sur celui des transferts de savoir-faire (informatique) ont été salués par le président sénégalais, Abdoulaye Wade.
Les entreprises indiennes visent, il est vrai, le long terme : Dr. Reddy's Lab et ses médicaments génériques ont changé la santé du continent; Bharti Telecom vient de racheter au qatari Zayn son réseau dans dix-sept pays africains et parie sur un boom du portable. Le gouvernement indien soutient depuis 2002 le développement informatique et médical du continent, via son programme Focus Africa.
Les entreprises brésiliennes sont, elles aussi, présentes : WEG vend ses moteurs électriques dans vingt pays, Marcopolo construit des bus en Afrique du Sud, Odebrecht couvre de chantiers de construction la Namibie, l'Angola, le Mozambique (infrastructures minières et ferroviaires, usines d'éthanol, bureaux, supermarchés). Là encore, les entreprises sont soutenues par leur gouvernement dans une vision de développement à long terme : la vallée du Zambèze va voir naître une agro-industrie de type brésilien (soja, maïs, élevage bovin)...
Autre grand émergent, le Maroc voit dans l'Afrique subsaharienne l'opportunité d'internationaliser ses entreprises. Après avoir investi dans les mines (la Managem en Guinée et au Burkina Faso) et les télécommunications (Maroc Telecom gère les réseaux en Mauritanie, au Burkina Faso, Gabon, Mali), les entreprises marocaines s'intéressent au développement du territoire et au soutien à l'activité économique. La Royal Air Maroc, présente dans Air Sénégal, a recomposé l'espace aérien ouest-africain; Attijariwafa Bank et la Banque marocaine du commerce extérieur (BMCE) sont présentes dans toute l'Afrique de l'Ouest et centrale francophone, où elles financent les entrepreneurs locaux.
C'est le Maroc qui est chargé de l'électrification rurale tant attendue dans le nord du Sénégal, grenier agricole. D'autres entreprises, telle Ynna, se positionnent sur des projets liés aux ressources en eau, au tourisme, à l'immobilier.
Tous ces acteurs émergents parient sur un continent d'un milliard d'habitants, dont le profil de consommation les place juste derrière l'Inde. L'Afrique a amorcé sa transition démographique, son urbanisation, et s'industrialisera tôt ou tard.
La stratégie la plus méthodique est bien sûr celle de la Chine, qui se sait surveillée en Afrique. Au-delà de l'accès aux ressources naturelles et du BTP, les entreprises chinoises développent les télécommunications en Zambie, au Zimbabwe, Niger, Bénin, Togo et, de plus en plus, le textile. Avec l'ouverture, prévue en 2011, d'une zone économique spéciale en Egypte (informatique, textile, automobile), l'industrie chinoise entrera dans l'espace euroméditerranéen. Le projet de terminal d'hydrocarbures au nord du Kenya va désenclaver un Sud-Soudan déjà semi-autonome.
Le quatrième forum de coopération sino-africaine de novembre 2009 a renforcé un fonds de codéveloppement d'entreprises, et a mis en place un fonds de financement de 100 projets de lutte contre le changement climatique et de 100 autres concernant l'eau, les céréales et le développement social.
Les immenses réserves de change des pays émergents leur permettent de financer ces investissements. Paradoxalement, les manoeuvres en cours autour de la réévaluation du yuan pourraient avoir un impact sur le développement du continent noir.
Joël Ruet est chercheur CNRS au Centre d'études de la Chine contemporaine à Hongkong. Il préside l'Observatoire des émergents.
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