The New York Times
Il a tout juste 28 ans. En Chine, cet homme est incroyablement célèbre. C'est une véritable idole. Parce qu'il anime le blog le plus visité au monde. Parce qu'il publie des livres à succès. Et parce que c'est un as de la compétition automobile. C'est même le seul qui ait jamais remporté la même année les championnats chinois de rallye et de course sur circuit.
Certains de ses fans l'appellent par plaisanterie "le jeune maître Han". Mais ce gaillard au caractère trempé, qui est tout sauf fade, est avant tout admiré pour sa liberté de ton. C'est le 28 octobre 2005 que Han Han a conquis le respect général. C'est en effet la date à laquelle il a ouvert son blog et où il s'est mis à commenter librement des faits de société, à sa façon, en phase avec son époque. Ecrits dans un style non conformiste, ses propos suscitent parfois la polémique mais sont très appréciés d'un vaste public. Si les gens les plus formalistes ont pu le prendre pour un "jeune effronté", il leur faut bien reconnaître que son audience sur la Toile - près de 300 millions de visites en quatre ans - a une signification : les Chinois apprécient cette voix humaniste originale qui surfe sur le droit à la liberté d'expression.
Han Han ne se place jamais dans un cadre déterminé, ni sur ordre ni par nature. Un jour, il s'est même exprimé en anglais sur son blog, pour établir ses "propres règles". Il considère son attitude comme très naturelle, car, pour lui, ne pas remettre en question l'ordre établi est le premier pas vers le mensonge.
Ces dernières années, il a commenté sur son blog les sujets les plus chauds - les remous provoqués par le passage de la flamme olympique [notamment en France, après la répression au Tibet], le tremblement de terre au Sichuan, les Jeux olympiques de Pékin, l'affaire du lait contaminé à la mélamine -, mais aussi des informations passées relativement inaperçues dans la presse. Pour choisir ses sujets, il dit retenir en général les infos qui "[le] laissent bouche bée". Il n'écrit que sous le coup de l'émotion. "Il serait un peu trop sérieux de dire que je cherche à contribuer à l'amélioration de la vie publique en m'exprimant sur ces événements. Je suis juste un fainéant incapable de se contenir à la vue de certaines choses. On peut écrire des histoires à partir de n'importe quoi !" Ses textes ont beaucoup d'influence, surtout auprès des jeunes. On l'a même présenté comme "la fierté de la génération des enfants des années 1980" ; certains ont proposé de le choisir comme maire d'une grande ville [bien que cette fonction ne soit pas élective en Chine], d'autres disent parfois : "Ça, on attend l'avis de Han Han là-dessus !"
"Il y a deux sortes de logique dans le monde : la logique et la logique chinoise." Ce bon mot de Han Han, c'est en quelque sorte le leitmotiv de l'ensemble de ses articles, où il dévoile les aspects insolites de notre société. Son intelligence, son humour, sa capacité à démontrer l'absurdité des choses avec une logique simple, sa compréhension de l'état d'esprit de ses lecteurs, pour éblouissants qu'ils soient, sont pourtant sous-estimés par les cercles intellectuels. Lui, l'ancien élève de l'école secondaire N° 2 du district de Songjiang, à Shanghai, le redoublant qui n'a pas eu la moyenne à sept épreuves de l'examen de fin de lycée, a le génie de quelqu'un qui a grandi librement, sans contraintes. Son itinéraire dément beaucoup d'idées toutes faites.
Pour Han Han, si les écrits intellectuels que l'on peut lire actuellement ne vont pas très loin, c'est qu'"un raisonnement doit tenir par lui-même. Un raisonnement n'est solide que lorsqu'il s'affranchit de toute référence." Malgré sa jeunesse, il a le talent d'un vieux routier pour attirer un lectorat jeune.
Han Han utilise une langue proche du chinois parlé, partant du principe que ses textes doivent être clairs et faciles à comprendre. Pour expliquer pourquoi le boycott de Carrefour [lancé après le passage mouvementé de la flamme olympique à Paris, en 2008] n'avait aucun sens, il n'a pas fait appel aux grands principes du nationalisme. Car les grands principes ne l'intéressent pas, on peut même dire qu'il n'y connaît rien. Il a simplement utilisé une image : c'est comme si un homme disait à une poupée gonflable : "N'est-ce pas que je suis fort ?" Han Han sait à merveille faire passer des choses sérieuses avec des plaisanteries. Il est direct, inconvenant, mais sans dépasser la mesure car il possède un tact naturel. A la lecture de son blog, les personnes les plus rigoureuses sont impressionnées par son sens des détails ; il sait enchaîner le trivial et l'amusant, et l'expression de son autosatisfaction le rend tour à tour aimable ou détestable. Un véritable tour de force, étant donné la richesse de sa production ! Il est aussi naturel à Han Han de dépouiller les faits de leur camouflage que de respirer. Par accumulation, de tels textes ont accru sa force d'influence. Sa jeunesse, son élégance, sa richesse, ses antécédents, son caractère cool constituent autant de ressorts pour la diffusion de ses idées. Son influence sur le monde est des dizaines de milliers de fois plus forte que celle des anciens sages. Comme Bob Dylan, il projette plus loin la conscience du bien.
Chaque année, Han Han perçoit 2 millions de yuans [200 000 euros] de droits d'auteur pour ses livres. Mais ces revenus ne suffisent pas à l'intégrer à la classe des puissants. Parmi les autres célébrités du même niveau, il est sans doute celui qui a le moins de liens avec la classe des privilégiés, à tel point que sa notoriété n'est pas reconnue par le pouvoir. "Par exemple, les dirigeants de notre district m'ignorent totalement." Un jour, sa mère est allée porter plainte auprès des autorités d'une localité proche de Shanghai pour la confiscation illégale de la moto de son oncle. Elle a été giflée par un agent de sécurité. Han Han s'est rendu sur place pour intervenir, mais en vain. Il n'a même pas pu rencontrer le maire du bourg en question.
En novembre 2009, invité à la quatrième édition du Forum mondial de l'automobile de Jiading, Han Han a axé son discours sur le thème de la ville qui "pourrit la vie", affirmant : "Les grandes métropoles chinoises tuent un million d'idéaux pour donner naissance à un ou deux nouveaux riches." Comme l'artiste Chen Danqing demandait à un haut responsable local ce qu'il pensait des propos de Han Han, celui-ci a répondu ne pas le connaître. La réunion terminée, tout le monde s'est serré la main et a mangé ensemble. Mais Han Han a eu l'impression que "beaucoup de dirigeants ne sont pas branchés sur le même réseau que nous".
Han Han est souvent rejeté. Dans n'importe quel lieu quelque peu guindé, nombreux seront ceux qui s'empresseront de vous dire qu'ils n'ont aucun rapport avec Han Han. Dans les cercles culturels, telle personne exprimera du mépris à son égard pour signifier de manière détournée qu'elle se situe à un autre niveau et, en tout cas, qu'elle ne fraie pas avec le commun des mortels. On pourra entendre proférer ce genre d'affirmations : Han Han n'est qu'un "jeune ignorant", un simple "chauffeur", un "petit coq" . "Il a peut-être raison, mais son style n'est pas fameux, il ne mérite pas les feux de la rampe", etc. Han Han traite ces critiques par le mépris, et à ceux qui le considèrent comme une "avant-garde défiant l'intelligence" il répond : "Je vais tâcher d'être une avant-garde qui relève le défi en faisant des petits."
Son meilleur atout est sa lucidité, restée intacte. Il n'a jamais été détourné de son chemin par le système et encore moins assimilé. Il s'en tient au bon sens, sans aucune hésitation. "C'est très simple : ce qui convient à l'humanité convient au monde entier, ou alors ce n'est pas humain."
"Avant, j'étais très en colère lorsqu'il y avait des catastrophes minières. A la cinquantième, j'ai trouvé ça tragique. A la centième, je me suis dit qu'on pouvait y trouver du comique." Pour lui, "le destin de la Chine peut être vu comme un film". Han Han peut sembler paradoxal. Quasiment aucun écrivain ou grand savant ne semble lui inspirer de respect, à tel point qu'on peut se demander s'il admire vraiment quelqu'un en dehors de lui-même. Son arrogance est étonnante. Mais sa liberté et sa capacité à sortir des sentiers battus ne peuvent être sous-estimées. Que veut-il, en définitive ? Une vie brillante ou une vie dramatique ? "Une vie harmonieuse...", répond "le jeune maître Han".
© 2010 Courrier international. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire