Cibles de cyber-attaques en règle, les ordinateurs du bureau central de la propagande du Parti communiste ne répondent plus aux ordres de leurs utilisateurs. Un mystérieux « Commando étudiant contre la censure » a mis au point des moteurs de recherche capables d'effacer sur tous les sites chinois les mots-clés « société harmonieuse », « Parti communiste », et le nom de chacun des vingt-sept membres du Politburo. Chaque jour, des données secrètes numérisées de la Sécurité publique sur les citoyens parviennent aux intéressés, écoeurés par l'ampleur de la surveillance dont ils faisaient l'objet.
Continuons la cyber-fiction : des pans entiers de l'économie chinoise ont été privés de connexion par les autorités qui cherchent à endiguer la rébellion. Mais devant la menace d'une chute brutale du commerce mondial, le premier ministre Wen Jiabao, au bord des larmes, tente de raisonner les internautes en colère : un chat en ligne est organisé avec les représentants du Comité révolutionnaire des blogueurs chinois, parmi lesquels on reconnaît les célèbres avatars de Han Han, Bei Feng et Tiger Temple.
A l'étranger, les cyber-manifestants chinois maintiennent en permanence leur slogan du jour contre la censure, en tête de la liste des « thèmes » les plus « twittés » au monde - échangés via Twitter, le site de microblogging - garantissant une visibilité de tous les instants à leur mouvement. La première révolution démocratique au monde par l'Internet aura-t-elle lieu en Chine ? Ce scénario imaginaire d'un cyber-Tiananmen n'est peut-être pas si fou, tant progressent en Chine la sophistication et la politisation de l'Internet.
Que Wang Dan, vétéran du printemps de 1989, et tout un groupe de dissidents exilés aient choisi de lancer, en février, une pétition intitulée « La révolution Internet : notre manifeste », atteste d'une prise de conscience. Le front de la lutte démocratique en Chine s'est déplacé vers un nouvel univers. Déplorant le lourd verdict infligé au militant des droits de l'homme Liu Xiaobo, et la neutralisation de la Chartre 08, demande de réforme démocratique des institutions, ils en appellent à « une révolution de couleur aux caractéristiques chinoises, la révolution Internet ».
« Toute la population chinoise doit s'unir pour consacrer ses talents à une attaque concertée, y lit-on. Trouvez les voies cachées, franchissez les pare-feux. Partagez la technologie et créer des tsunamis d'information... Blogs, forums, chatrooms : chaque lieu en ligne est un champ de bataille potentiel... » Han Han, le plus célèbre des blogueurs chinois, pop-star du Net aux millions de lecteurs, a prévenu, début mars, qu'il soumettrait à un vote, sur son blog, les décisions du gouvernement. Son premier référendum, qui demande un jugement sur un officiel accusé de corruption, a attiré 210 000 votants.
L'univers Internet fait changer d'échelle le défi antitotalitaire. Il le diffuse parmi les quelque 400 millions d'internautes chinois, que rien n'horripile ni ne révulse davantage que la censure, forme vulgarisée - mais dotée de moyens humains et technologiques ô combien redoutables - de la dictature du parti unique. Ce transfert répartit d'autant le risque d'exposition à une violence d'Etat dont l'intensité, quand elle s'exerce sur l'individu - l'avocat Gao Zhisheng, torturé et porté disparu, les militants Hu Jia ou Liu Xiaobo, emprisonnés - est difficilement supportable pour les nouvelles générations de citoyens-consommateurs. A la demande de démocratie a succédé l'exigence d'un flux libre de l'information, outil de surveillance et de contre-pouvoir collectif dont les Chinois, jeunes et moins jeunes, urbains et ruraux, ont pu découvrir l'efficacité ces dernières années.
Insensiblement, le parti voit s'éroder le capital de légitimité que lui avait conféré parmi la population la spectaculaire modernisation économique de la Chine : censurer l'Internet, effacer les blogs, faire la chasse aux mots interdits et oblitérer l'histoire apparaît comme une vaste entreprise anachronique, rétrograde et débilitante aux yeux de tous ceux qui, étudiants, intellectuels, patriotes, ont à coeur le futur de la nation, depuis la mobilisation nationaliste étudiante du 4 mai 1919 jusqu'aux manifestations de masse de mai 1989, en passant par les dazibaos du Mur de la démocratie en 1979.
Certains se prennent à espérer : la révolution Internet pourrait-elle faire évoluer la Chine vers une forme de démocratie, plus rapidement que peut le laisser croire l'apparent hermétisme du régime - et de manière relativement douce ? Les cyber-révolutionnaires ont, en effet, trouvé un allié objectif dans une Amérique à l'économie fragilisée, mais pôle d'excellence culturelle et technologique dans leur univers de référence (de l'iPhone à Twitter, en passant par Facebook et Avatar).
Depuis l'affaire Google, et le coup de semonce de l'administration de Barack Obama contre l'espionnite chinoise, les Etats-Unis se sont engagés à consacrer « les ressources économiques, diplomatiques et technologiques nécessaires à faire avancer » la liberté de « se connecter », comme l'a exposé, en janvier, Hillary Clinton dans le discours phare de la nouvelle doctrine américaine en la matière. Tout un programme, qui pourrait bien perturber le « système d'exploitation » actuel du PC chinois.
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