Ko Chong-mi avait 3 ans lorsqu'en 1963 sa famille décida de quitter le Japon pour retourner au pays. Ses parents, des Coréens arrivés dans l'Archipel au cours de la colonisation japonaise (1910-1945), firent partie du grand exode vers la République populaire démocratique de Corée (RPDC), qui débuta en décembre 1959. Ils furent alors 93 000 à quitter le Japon pour la Corée du Nord. Un voyage souvent sans retour, que nombre de ces rapatriés ont longtemps regretté.
Ko Chong-mi a fui la RPDC en 2003 et vit au Japon, à Osaka. En 2009, elle a intenté un procès contre l'Association générale des Coréens du Japon (Chosen Soren), pro-Pyongyang, pour avoir trompé des milliers de ses congénères en leur promettant une vie qu'ils n'ont jamais eue et qui s'acheva pour des milliers d'entre eux dans des camps de travail de Corée du Nord. " Nous fûmes victimes d'un enlèvement comme un enfant auquel un inconnu propose des bonbons ", dit-elle.
Ce procès réveille au Japon des drames oubliés mais toujours actuels. Parmi ces rapatriés, il y avait 1 800 Japonaises, des épouses de Coréens. Depuis une dizaine d'années, une centaine d'entre elles ont réussi à fuir la RPDC et à revenir au Japon. D'autres sont actuellement bloquées en Chine, à l'ambassade du Japon, à Pékin, et au consulat à Shenyang, en raison du refus des autorités chinoises de leur accorder un visa de sortie. Une dizaine d'entre elles ont raconté le drame qu'elles ont vécu en Corée du Nord.
A Niigata, sur la côte ouest du Japon, une avenue porte un nom coréen japonisé : Botonamu (les saules, arbre symbole de Pyongyang). L'avenue des Saules qui conduit au port fut empruntée dans les années 1960 par des dizaines de milliers de Coréens venus des quatre coins de l'Archipel qui s'embarquaient en liesse pour ce qu'on leur avait présenté comme " le paradis des travailleurs ". Un bateau soviétique, décoré de guirlandes et de drapeaux frappés de l'étoile rouge, les transportait jusqu'à Chongjin en RPDC. Des hommes et des femmes, revêtues de la robe traditionnelle des grandes occasions, et leurs enfants, n'emportant que des effets personnels. Avant d'embarquer, ces rapatriés passaient par des bureaux de la Croix-Rouge. On leur demandait s'ils étaient sûrs de vouloir partir. Mais que savaient-ils de la contrée où ils se rendaient ? Leur situation pouvait-elle être pire dans " leur " pays que celle qu'ils enduraient au Japon ?
La majorité des 2 millions de Coréens arrivés dans l'Archipel au cours de la colonisation japonaise - volontairement ou dans le cadre du travail forcé - était repartie au sud de la Corée au lendemain de la reddition du Japon. Un tiers était resté. Leur situation était précaire : la communauté scindée en deux groupes (pro- Corée du Nord et pro-Sud) était victime de discriminations et beaucoup vivaient de l'aide sociale.
A l'époque, la RPDC semblait une terre promise : elle connaissait une progression économique supérieure à la Corée du Sud enlisée dans le chaos sous la dictature de Rhee Syngman installée par les Etats-Unis. Plus que l'idéologie, un patriotisme viscéral animait les rapatriés. La grande majorité n'était pas originaire du nord mais du sud de la péninsule - en particulier de l'île de Jeju où, en avril 1948, la population en rébellion avait été victime de massacres par la milice de droite et l'armée (15 000 morts au bas mot). La RPDC promettait aux rapatriés travail, logement et éducation gratuite. " Ma mère était veuve et Chosen Soren a exploité son désarroi ", regrette Mme Ko. La volée d'espoirs allait se briser sur une amère réalité.
A l'arrivée à Chongjin, port proche de la Russie, aux magasins vides et à la population pauvrement vêtue, des femmes désemparées, accrochées au bastingage, se mirent à hurler qu'elles ne voulaient pas descendre. " Ce fut aussi le cas de mon frère aîné qui avait 15 ans. Il fut débarqué de force et placé dans un "asile psychiatrique" où il est mort ", raconte Mme Ko.
" Nous n'avions pas le choix et nous avons débarqué ", se souvient pour sa part Mme Hiroko Saito. Japonaise, âgée de 20 ans, elle était mariée à un Coréen et mère d'un nouveau-né. Le couple et leur enfant furent parmi les premiers à partir en 1961. " On n'en a jamais parlé mais, dès l'arrivée, mon mari et moi savions que nous nous étions trompés, dit-elle. Mais nous pensions que le pays était en construction et qu'il fallait relever ses manches. "
Elle vécut quarante-huit ans dans la petite ville de Hyesan, proche de la frontière chinoise. Après la mort de son mari, suivie de celle de sa fille aînée dans un camp de travail, puis de la seconde emportée par la famine des années 1990, elle s'enfuit en Chine : " Je n'en pouvais plus. " Elle habite désormais dans la banlieue de Tokyo.
" Arrivés en RPDC, les rapatriés étaient répartis en fonction de leurs antécédents, de leurs qualifications et des capacités des familles au Japon à envoyer de l'argent, explique Mme Ko. Les "privilégiés", dont nous faisions partie car ma mère s'était remariée à un membre de Chosen Soren, étaient envoyés à Pyongyang ou à Sinuiju, ville à la frontière avec la Chine, où les conditions de vie étaient meilleures. Dans notre cas, ce fut Sinuiju. " Les autres partaient dans les provinces du Nord : " la Sibérie " de la RPDC. " A Heysan, raconte Mme Saito, tout le monde était pauvre. Nous comme les autres. "
Au lendemain de la guerre de Corée (1950-1953), époque des grandes " purges " au sein du Parti du travail qui permirent à Kim Il-sung de s'assurer un pouvoir sans partage en Corée du Nord, la population avait été divisée en trois groupes (" fidèles ", " neutres " et " hostiles ") en fonction des antécédents, révolutionnaires ou non, de chacun. " Comme nous venions d'un pays capitaliste, nous étions jugés peu fiables ", dit Mme Ko.
Cette classification qui déterminait le sort de chacun a été brouillée dans le chaos de la famine des années 1990, puis entamée par la monétarisation de l'économie et l'apparition d'un marché parallèle : " L'analyse de la société nord-coréenne en ces termes est dépassée ", estime Andrei Lankov, professeur à l'université Kookmin à Séoul. " Le système de la classification existe, mais on perd la trace de l'origine des gens ", poursuit Mme Ko. " On ne peut généraliser le sort des rapatriés : certains n'ont pas pu s'adapter mais d'autres font partie de l'élite ", fait valoir un membre de Chosen Soren, l'association qui faisait la promotion de la Corée du Nord au Japon.
" Dans les années 1960, le désastre économique nord-coréen n'était pas prévisible ", écrit Kang Chol-hwan dans Les Aquariums de Pyongyang. Dix ans au goulag nord-coréen (Robert Laffont, 2000). L'auteur vécut " une enfance heureuse ", quoique spartiate, à Pyongyang. Sa famille faisait partie de l'élite des rapatriés. Mais, dans les années 1970, privilégiés ou non, beaucoup furent soupçonnés d'espionnage : Kang Chol-hwan (il avait alors 9 ans) et ses parents furent envoyés pendant dix ans dans un camp dont il décrit les terribles conditions de détention. En 1976, le beau-père de Mme Ko disparut pendant un mois. " Il fut interrogé et battu sans jamais savoir ce qu'on lui reprochait. Il eut de la chance : nombre de rapatriés sont morts dans des camps de travail. " Selon les organismes de défense des droits de l'homme, la population des camps s'élève actuellement à 200 000.
A la suite de la mort de son mari, médecin " épuisé d'avoir donné son sang aux malades ", Mme Ko fut impliquée dans une affaire de prêt clandestin et " envoyée à la montagne " : c'est-à-dire dans " un village isolé et gardé ", dit-elle. " J'étais désormais fichée et mes enfants n'avaient plus le droit de poursuivre leurs études. " Elle décida de passer en Chine où elle fut vendue comme " épouse " à un paysan chinois. Elle s'échappa. Arrêtée, renvoyée en RPDC, elle fut internée pendant des mois. Relâchée, elle s'enfuit à nouveau et réussit cette fois à gagner le Japon. Aujourd'hui, elle demande réparation " au nom de tous ceux dont la vie a été ruinée ".
Le sort des Coréens rapatriés en RPDC est une " note en bas de page " de l'histoire de la guerre froide : ils ont été victimes d'enjeux politiques dans lesquels la dimension humanitaire était secondaire. L'impact de la propagande de la RPDC, orchestrée au Japon par Chosen Soren, n'aurait pas été aussi grand si d'autres intérêts n'étaient intervenus : " Ceux de la droite japonaise qui voulait se débarrasser d'une communauté indésirable et ceux de la gauche qui cherchait à promouvoir l'image d'une Corée socialiste ", explique le professeur Fumiaki Yamada, responsable d'un organisme d'aide aux réfugiés de RPDC à Osaka.
La Croix-Rouge internationale, sous les auspices de laquelle s'opéra le rapatriement, se voit reprocher de ne pas avoir cherché à mieux connaître les raisons qui poussaient ces Coréens à partir (les préjudices dont ils étaient victimes) ni le sort qui les attendait en RPDC.
De leur côté, les dirigeants de la RPDC voyaient dans le rapatriement plusieurs avantages : un apport en main-d'oeuvre et en techniciens, mais aussi une " carte à jouer " dans les négociations avec le Japon qui entendait se débarrasser de cette minorité perçue comme potentiellement subversive et dont le Sud ne voulait pas.
Les Etats-Unis souhaitaient éviter tout différend avec le Japon en s'opposant à un rapatriement voulu par Tokyo alors qu'ils négociaient le renouvellement du traité de sécurité entre les deux pays (1960). Le Kremlin, qui fournit les bateaux, voyait dans ce premier exode en masse d'un pays capitaliste vers un Etat socialiste un thème de propagande et un moyen de contrebalancer l'influence de la Chine en Asie.
Et c'est ainsi que les rapatriés du Japon furent les otages de cet enchevêtrement de machinations politiques et d'indifférence qui en fit des oubliés de l'histoire. p
Philippe Pons
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