Delphine Minoui et Arnaud de la Grange
La République islamique et l'empire du Milieu se connaissaient à peine, il y a quinze ans. Mais dans un pays isolé internationalement, la Chine a su pousser son avantage pour en devenir le principal partenaire commercial.
Au grand bazar de Téhéran, les étals offrent un étonnant spectacle de l'islamo-nationalisme dont se targuent les autorités au pouvoir. D'allée en allée, le mythe de l'indépendance iranienne se brise à la même allure qu'une tasse en porcelaine chinoise. Survêtements, réfrigérateurs, tapis de prière... La plupart des produits de consommation courante portent la marque « Made in China ». À des prix défiant toute concurrence. Même la fameuse Sara, une Barbie locale, dont la chevelure est recouverte d'un voile, vient de l'empire du Milieu.
Cet été, au pic des manifestations postélectorales contestant la victoire de Mahmoud Ahmadinejad, les forces de l'ordre iraniennes ont également béni le fabriquant chinois Dalian Eagle-Sky Co. pour leur avoir fourni des véhicules antiémeute, permettant d'asperger les manifestants d'eau bouillante et de gaz lacrymogène. Depuis, les opposants iraniens ont beau crier « Mort à la Chine! », ils doivent se résigner à une réalité difficile à combattre : Pékin est aujourd'hui le principal partenaire commercial de Téhéran. En 2009, avec 21,2 milliards de dollars d'échanges contre seulement 14,4, trois ans plus tôt, la Chine a détrôné l'Allemagne, premier fournisseur de l'Iran depuis vingt ans...
Comme souvent, Pékin a poussé son avantage dans un pays isolé internationalement. « Les Chinois sont les grands gagnants du retrait des compagnies européennes, provoqué par le renforcement des sanctions occidentales à cause du dossier nucléaire », relève Clément Thermes, spécialiste de l'Iran et doctorant à l'Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève.
Vendre « tout ce qui est permis légalement »
La grande affaire, bien sûr, c'est le pétrole et le gaz. Entre le deuxième plus grand consommateur mondial d'or noir et le deuxième détenteur de réserves au monde, la complicité était tentante. Ironiquement, la campagne des Américains en Irak de 2003 a précipité le rapprochement entre la Chine et l'Iran. Au début des années 2000, Pékin négociait des accords avec l'Irak, qui aurait pu assurer près de 13 % de sa consommation en pétrole. La guerre venant, les Chinois ont fini par se tourner vers les gisements iraniens. Et aujourd'hui, l'Iran est devenu le troisième fournisseur de pétrole de la Chine, en couvrant 12 % de ses besoins. Profitant du départ progressif des grands consortiums (Total, Shell, ENI...), Pékin multiplie les contrats dans le domaine de l'énergie.
En cinq ans, les Chinois ont pris pied dans au moins six projets. CNPC-Petrochina, a ainsi mis le cap au sud de l'Iran, en s'engageant dans deux projets pétroliers dans la province du Khuzestan, et en remplaçant Total dans l'exploitation du gisement gazier de South Pars, dans le Golfe. Coût total des opérations : 8 à 9 milliards de dollars. Sinopec, première compagnie chinoise de raffinage est, elle, engagée depuis 2007 dans l'exploitation du champ pétrolier de Yadavaran.
Environ 2 000 expatriés chinois vivraient aujourd'hui en Iran - contre quelques centaines de businessmen occidentaux. « Il arrive que les vols Dubaï-Téhéran soient parfois remplis à moitié de passagers chinois », grommelle un des derniers hommes d'affaires occidentaux installés en Iran. Et dire qu'à part de lointains liens historiques hérités de l'ancienne route de la soie, les deux pays se connaissaient à peine il y a encore quinze ans...
Pendant ce temps, les grands contrats de construction se multiplient, comme celui d'une route reliant Téhéran à la mer Caspienne. Dès 2003, la banque iranienne Tejarat a ouvert un bureau de représentation à Pékin, chargé d'appuyer ces projets. Le commerce est en plein essor, tous azimuts. Selon la presse, les sociétés chinoises ont fourni, l'année dernière, 13 % des importations directes de l'Iran - soit l'équivalent de 8 milliards de dollars -, et sans doute autant en importations indirectes via les Émirats arabes unis.
Homme d'affaires du Zhejiang, l'une des provinces côtières exportatrices chinoises, Xiang Guomin est l'un des promoteurs d'un gigantesque projet de zone commerciale chinoise à Bandar Anzali, un port du nord de l'Iran. « Notre objectif est de faire venir 1 000 commerçants chinois dans les trois ans qui viennent, explique-t-il, et nous avons déjà fait des demandes pour 2 000 visas. » Textile, téléviseurs, chaussures, Xiang Guomin explique qu'ils entendent bien vendre « tout ce qui est permis légalement ».
L'invasion de produits chinois commence pourtant à inquiéter les commerçants de Téhéran. « Les Chinois font la même chose qu'en Afrique. Ils sont en train de laminer l'industrie iranienne, notamment celle du textile et des produits de consommation », remarque Michel Makinsky, spécialiste de l'Iran, en référence aux licenciements provoqués par la fermeture d'ateliers de confection, dont la presse iranienne se fait régulièrement l'écho. En Iran, la concurrence chinoise est d'autant plus difficile à surmonter qu'elle s'ajoute aux sanctions, à l'embargo bancaire limitant les opportunités d'emprunt ou à la suppression des subsides de l'État pour certains biens de consommation.
La carte postale du nouvel axe Téhéran-Pékin est ainsi loin d'être aussi rose qu'elle ne paraît. Le rapprochement butte également sur la barrière culturelle et linguistique. « Les Chinois ont une politique colonialiste. Ils ne parlent que leur langue. Ils ne cherchent pas à s'intégrer à la population locale. Ils débarquent à Téhéran avec tout le personnel : ingénieurs, secrétaires, chauffeurs... », se plaint un membre de la chambre de commerce iranienne, qui préfère garder l'anonymat. En l'absence de concurrence, la Chine est en position de force pour imposer ses conditions. « Elle ne s'en prive pas. Et ça commence à irriter les Iraniens », poursuit-il. Dans l'autre sens, comme le note un récent rapport de l'International Crisis Group, les Chinois se plaignent des sinueuses négociations imposées par les Iraniens, avec leur lot de « promesses non tenues ». Plus que la peur des sanctions de la part des entreprises chinoises, comme le dit Téhéran, ces tracasseries seraient à l'origine des interminables discussions sur les champs de Yadavaran ou North Pars par exemple.
Une autre limitation à la coopération pétrolière est purement technique. « Aussi ambitieux soient-ils, les Chinois ne disposent ni des équipements ni du savoir-faire assez sophistiqués pour mener à bien leurs projets offshore en Iran », remarque notre interlocuteur au sein de la chambre de commerce iranienne. Pour l'heure, l'Iran est parvenu à maintenir sa production de pétrole à 4 millions de barils par jour. « Cependant, avec d'autres moyens, on aurait pu faire beaucoup mieux », dit-il. « Faute de gros compresseurs, les Chinois utilisent, par exemple, des batteries de petits compresseurs pour traiter le gaz. Et pour l'exploration du pétrole, ils sont loin d'avoir l'expérience et les compétences des Européens et des Américains », constate un expert occidental, tout en concédant que « les entreprises chinoises apprennent vite ». Ainsi, la compagnie CNPC pourrait bénéficier de son partenariat avec Total et Petronas dans le développement du champ d'Halfaya en Irak, pour mettre son expérience au profit de l'Iran d'ici cinq à six ans.
Il y a aussi des liaisons moins avouables. Ces dernières années, des entreprises chinoises ont régulièrement été pointées du doigt par les Américains, pour avoir contourné l'embargo en vigueur sur le matériel pouvant servir au programme nucléaire. En janvier 2009, une firme chinoise basée à Shanghaï, Roc-Master Manufacture and Supply Company, a, par exemple, passé commande en Suisse, via un agent taïwanais, de 108 jauges de pression servant aux fameuses centrifugeuses utilisées pour l'enrichissement de l'uranium. Mais le matériel a fini par atterrir à... Téhéran deux mois plus tard. À deux reprises au moins, en 2008 et 2009, des entreprises taïwanaises avaient déjà été prises en flagrant délit de fourniture d'équipements prohibés à l'Iran. « En jouant sur la dépendance économique accrue de l'île par rapport au continent, Pékin se sert de Taïwanais pour faire parvenir du matériel à l'Iran, sans risquer d'apparaître en cas de problèmes », explique Lai I-chung du Taiwan Thinktank.
D'indéniables atomes crochus
Les Chinois ont une perception moins immédiate et moins forte de la menace du nucléaire iranien que les Occidentaux et, pour s'en estimer victimes, sont allergiques à l'interférence internationale et aux sanctions. Sur le plan géopolitique, en outre, ils ne voient pas d'un si mauvais oeil l'émergence de l'Iran, un allié potentiel, permettant de faire pièce à la volonté américaine de contrôler toutes les ressources du Golfe. Quant à la République islamique, où les gardiens de la révolution contrôlent désormais des pans entiers de l'économie, elle profite de cette lune de miel asiatique pour contourner les sanctions en se tournant vers l'est. Avec l'espoir de rejoindre à part entière l'Organisation de coopération de Shanghaï, où elle bénéficie depuis 2005 du titre de « membre observateur ». En matière de gestion des droits de l'homme, l'Iran et la Chine ont également d'indéniables atomes crochus. À propos de l'affaire Google, la presse chinoise faisait récemment état du même type de « complot déstabilisateur » occidental visant les deux pays.
La Chine est-elle prête à protéger jusqu'au bout l'Iran, au risque de secouer un peu plus le couple sino-américain? « L'affaire iranienne met la Chine sous pression, mais lui offre aussi une belle occasion. Si elle arrive à ne pas rester prise en sandwich entre Téhéran et Washington, si elle apporte des idées qui aident à sortir de l'impasse, nous aurons alors à la fois un gain politique et économique, en ayant consolidé nos positions dans le pétrole iranien », remarque Hua Liming, ex-ambassadeur de Chine en Iran.
Professeur à l'Université du peuple, Shi Yinhong explique que la Chine n'a jamais refusé d'aller dans la même direction que les autres membres du Conseil de sécurité, mais « en faisant un peu moins que la moitié du chemin ». Or, selon lui, les derniers signaux envoyés semblent montrer que Pékin est prêt « à faire un bout de route supplémentaire ».
PHOTO 1 - Iran's President Mahmoud Ahmadinejad (L) chats with China's Foreign Minister Yang Jiechi (R) during the opening ceremony of the Beijing 2008 Paralympic Games at the National Stadium September 6, 2008. The stadium is also known as the Bird's Nest.© 2010 Le Figaro. Tous droits réservés.
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