lundi 26 avril 2010

OPINION - L'Europe est mal partie dans le siècle - Nicolas Baverez

Le Figaro, no. 20445 - Le Figaro, lundi, 26 avril 2010, p. 18

L'économiste met en garde le Vieux Continent contre les dangers qui le guettent, l'invitant à un sursaut salvateur.

Le XXIe siècle est placé sous le signe d'une histoire universelle traversée par une tension fondamentale : d'un côté, la naissance d'un capitalisme-monde; de l'autre, une configuration multipolaire avec des systèmes de valeurs, des institutions et des règles hétérogènes. Dans la continuité du XXe siècle, la lutte se poursuit entre les empires et les nations, notamment à travers les conflits qui déchirent les États continents, Chine, Inde, Russie. En revanche, l'opposition entre démocratie et totalitarisme a disparu avec l'effondrement du soviétisme. Pour autant, la mondialisation de la démocratie n'a pas suivi celle du capitalisme. Le coeur de la liberté politique se situe en Occident, mais non celui de la liberté économique, dont il a perdu le monopole. Les démocraties se trouvent confrontées à un double défi : une contestation radicale de la modernité à travers le fondamentalisme musulman et le terrorisme de masse; une compétition pour la gestion de la modernité avec l'émergence du consensus de Pékin, qui entend surclasser les nations développées en terme de développement en récusant la liberté politique et l'État de droit, en contrôlant la société et l'information, en confiant aux pouvoirs publics le pilotage du développement à moyen terme.

La gigantesque déflation par la dette de 2008, comme toutes les grandes crises du capitalisme, a provoqué une spectaculaire accélération de l'histoire. Avec pour moteur le basculement du centre de gravité du capitalisme vers l'Est et le Sud. Depuis deux décennies, le monde a connu une croissance forte (3,2 %) mais très inégalement répartie entre le monde développé (1 % pour l'Europe et 2,5 % pour les États-Unis) et les pays émergents (4,8 %). Le Sud représente désormais 52 % de la production industrielle - contre 30 % il y a vingt ans -, possède 80 % des réserves de change et aligne des fonds souverains dont la force de frappe financière atteint 3 500 milliards de dollars. La seule Asie crée désormais 21 % de la richesse mondiale et entre pour 32 % dans la capitalisation boursière mondiale, contre 30 % pour les États-Unis et 25 % pour l'Europe. La sortie de crise exacerbe les écarts de développement, avec pour l'année 2010 une croissance de 6 % au Brésil, 8 % en Inde et 10,5 % en Chine, contre 3,2 % aux États-Unis et 0,7 % en Europe. Et cette divergence sera durable, compte tenu des séquelles laissées par l'économie de bulles dans les pays développés : hausse de 40 points de PIB des dettes publiques pour enrayer la déflation; dilatation et dégradation du bilan des banques centrales; surendettement des ménages; destruction de 8,4 millions d'emplois aux États-Unis et 3,4 millions en Europe; chômage touchant 10 % de la population active et plus de 20 % des jeunes.

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, trois mondes ont cohabité. L'Occident, uni autour des valeurs de la démocratie et seul gestionnaire du capitalisme, est sorti vainqueur de la guerre froide au moment où nul ne l'attendait. L'empire soviétique s'est désagrégé de l'intérieur à partir de la chute du mur de Berlin, du fait de la paupérisation des masses asservies et de la fin de la terreur, entraînant la déchéance du communisme et de l'économie planifiée comme alternative au marché. Le tiers-monde a conquis sa souveraineté mais longtemps échoué à enclencher le développement, à l'exception des « tigres » et « dragons » asiatiques. De même que 1989 a acté la fin de la division entre l'Ouest et l'Est, 2009 a définitivement enterré le clivage entre le Nord et le Sud. La mondialisation a réussi à accomplir le décollage économique que les tiers-mondistes avaient rêvé et méthodiquement compromis en raison de leur refus idéologique du marché.

L'irruption du capitalisme universel pose le problème de la réassurance politique des risques systémiques - bancaires, financiers, monétaires, sanitaires, environnementaux - qui lui sont inhérents. Les conflits autour de la régulation des marchés et des banques, l'échec de la Conférence de Copenhague ou l'enlisement des négociations commerciales du cycle de Doha montrent qu'il sera difficile pour les États, dont la crise a renforcé le nationalisme économique, d'inventer les institutions et les règles planétaires qui sont devenues indispensables. Le G2, composé des États-Unis et de la Chine, dominera la planète, mêlant rivalité pour le leadership et coopération. À l'image de l'ascension contrôlée des contentieux commerciaux et monétaires en 2010, leur relation sera placée sous le signe d'une entente politique impossible et d'une guerre économique improbable.

L'Europe, qui inventa le capitalisme au XVIIe siècle, se trouve menacée de relégation, loin derrière les pôles de second rang comme l'Inde, le Brésil ou la Russie, mais aussi l'Afrique, qui est en passe de décoller à son tour avec une croissance de 6 % par an, une dette publique limitée à 40 % du PIB et la perspective d'un marché de 1,8 milliard d'habitants à l'horizon de 2050. Après avoir renoncé à être un acteur stratégique, prix à payer pour les guerres suicidaires du XXe siècle, l'Europe se prépare à devenir un tiers pôle du XXIe siècle. Un continent en déclin démographique, avec la perte de 54 millions d'habitants d'ici à 2050. Un continent riche mais stagnant, où le blocage de l'activité et le chômage permanent créeront des tensions politiques et sociales fortes, ouvrant de larges espaces aux démagogues et aux extrémistes. Un continent sans investissement ni innovation, tout entier tourné vers son histoire, coupé des idées et des mouvements qui feront le XXIe siècle. Un continent moins soumis à des menaces extérieures, car à l'écart des rapports de force mondiaux, qu'otage de sa perte de vitalité, de ses divisions et de son impuissance.

Alors qu'un avenir radieux lui semblait promis en 1989 avec la reconquête de son unité et de sa souveraineté, l'Europe a décroché dans la mondialisation. Au sortir de la crise, la croissance potentielle est inférieure à 1 %, aggravant le recul de 20 à 15 % de son poids dans le PIB mondial et de 28 à 22 % de sa part dans les échanges commerciaux enregistrés depuis dix ans. Le continent s'enferme dans le chômage permanent et le surendettement des États, qui atteint 88 % du PIB en 2010 et dépassera 120 % du PIB dans la décennie, contre 30 % du PIB dans le monde émergent et 52 % du PIB pour l'État fédéral américain. Parallèlement, les engagements de retraite culminent à 440 % du PIB. D'où la crise de la dette souveraine qui n'est nullement cantonnée à la Grèce ou au Portugal mais touche l'Europe entière. Dans le même temps, les modèles économiques divergent violemment avec l'envolée des écarts de productivité dont témoignent les déséquilibres commerciaux et se généralise le repli sur des stratégies nationales non coopératives qui menacent à terme la zone euro et le grand marché. La BCE, conçue sur le modèle de la Bundesbank pour combattre l'inflation des années 1970, est exemplaire de l'archaïsme des institutions et des principes d'une Europe qui s'enferme dans des politiques insoutenables et se prépare à devenir un continent perdu pour le développement.

L'Union européenne se réduit à un vide politique et stratégique, que le traité de Lisbonne a aggravé en renforçant l'emprise des États membres et l'émiettement des institutions communautaires. L'Europe n'a plus de projet ou d'ambition autre que de se protéger d'un monde qui lui échappe, communiant dans le malthusianisme qui accompagne le déclin et le vieillissement démographiques. C'est aux États-Unis et en Chine que s'inventent non seulement les technologies - dans les domaines décisifs de l'information ou de l'environnement - mais aussi les innovations sociales et politiques du XXIe siècle, dont l'Exposition de Shanghaï s'affiche comme le laboratoire. La dépression, la peur et l'impuissance sont en Europe. Les formes urbaines ou artistiques, les marchés et les modes, les réseaux et les innovations politiques (fonds souverains, fonds monétaire asiatique) sont aux États-Unis et dans le monde émergent, où la Chine, l'Inde et le Brésil sont désormais imités par l'Indonésie, la Malaisie, le Mexique ou l'Afrique du Sud.

La marginalisation de l'Europe n'est ni souhaitable ni fatale. Le déclin relatif dans la production et les échanges mondiaux constitue la contrepartie du développement du Sud et de la sortie de la misère de ses habitants, qui marque un progrès économique, politique et moral. En revanche, le cercle infernal du vieillissement, de la décroissance, du surendettement et de la sous-compétitivité doit être brisé. Il est en effet indissociable d'une régression économique et sociale, d'une exacerbation des passions nationalistes, xénophobes et protectionnistes, d'une rupture dans l'intégration du continent. Et ce alors que l'Europe peut apporter une contribution utile à la gestion du capitalisme universel. D'abord, en offrant la première expérience historique d'une construction multinationale fondée sur la liberté et le marché, et non la force et l'oppression. Ensuite, en faisant vivre une conception modérée et pluraliste de la liberté différente du modèle américain, régulièrement menacé par la démesure. Mais ceci a pour condition que l'Europe existe comme acteur à part entière de la mondialisation.

L'Europe conserve encore pour un temps des atouts réels : la dynamique du grand marché, un État de droit économique, des infrastructures performantes, des pôles d'excellence servis par une population éduquée et la présence de capitaux considérables, une histoire, un patrimoine, une culture et une qualité de vie remarquables. Mais ces points forts sont menacés par la faiblesse de ses institutions, par la chute de sa compétitivité, par l'obsolescence de ses schémas et l'archaïsme des mentalités. À l'image des États-Unis d'Obama, l'Europe doit se réinventer, comme elle l'a fait lors du congrès de Vienne au début du XIXe siècle ou après la Seconde Guerre mondiale, avec la reconstruction et le plan Marshall, la mise en place des États-providence et le lancement de la construction communautaire. Elle doit tirer toutes les conséquences de l'existence du grand marché et de l'euro, en se dotant d'un gouvernement économique disposant de compétences budgétaires et fiscales, ainsi que d'organes de régulation continentaux, notamment pour les banques et les marchés financiers. Elle doit coordonner ses stratégies économiques et vérifier leur soutenabilité à long terme. Elle doit favoriser la mobilité des hommes et l'intégration des sociétés, en renforçant ses réseaux et ses infrastructures. Elle doit accorder une priorité absolue à la production et à l'emploi, à l'investissement et à l'innovation, ce qui passe par un policy mix plus rigoureux en matière de dépenses et de déficits publics, plus souple en matière monétaire avec une gestion active du change. Elle doit définir et promouvoir dans les négociations mondiales des normes qui soient compatibles avec son modèle de capitalisme. Elle doit garantir la sécurité de son territoire et de sa population, tout en contribuant à stabiliser sa périphérie. Sur tous ces plans, la décennie 2010 sera décisive et déterminera largement le statut de l'Europe. Soit elle continue, dans la lignée des deux dernières décennies, à se battre pour réhabiliter les formes du XXe siècle et elle s'enfermera dans la décroissance, la paupérisation et l'instabilité politique. Soit elle se conçoit et s'organise pour devenir un pôle de décision, un site de production et un espace d'innovation majeurs, assumant tant la compétition que la coopération avec les États continents qui rivaliseront pour le pilotage du capitalisme universel du XXIe siècle.

PHOTO - PARIS - JUNE 30: The Eiffel Tower is illuminated in blue with gold stars, representing the EU flag, to mark the French European Union presidency on June 30, 2008 in Paris, France. French President Nicolas Sarkozy assumed leadership of the European Union and will hold the title for six months.

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