Inutile de chercher : pour le moment il n'y a rien. Seulement des champs, des bâtiments industriels, un aéroport, une caserne militaire... Rien, en tout cas, de ce qui pourrait ressembler à une entreprise chinoise. Il faudra attendre, six ans sans doute, pour voir se dresser dans cette périphérie urbaine fleurant bon la campagne une zone d'activités d'un genre spécial.
Sur les plans, le périmètre - environ 500 hectares - porte déjà un nom : " Châteauroux Business District ". Si tout se déroule comme l'espèrent les élus, l'endroit accueillera, à terme, entre 30 et 50 sociétés chinoises et 4 000 emplois auront été créés. L'aéroport participera, lui, au transport d'une partie des marchandises. Quant au casernement - une ancienne base de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) actuellement utilisée par le 517e régiment du train, fort de 1 100 soldats -, il aura été transformé en logements pour quelque 800 cadres chinois.
Présenté ainsi, le projet peut paraître, au choix, ambitieux, précurseur ou franchement surréaliste. Son origine remonte à 2007, peu après l'acquisition de l'aéroport de Châteauroux par la région Centre. Doté d'une piste de 3 500 m capable d'accueillir les plus gros porteurs, l'équipement est en fait un legs de la présence américaine en France. Entre 1951 et 1967, Châteauroux a été la base la plus importante de l'OTAN en Europe.
Jusqu'à 8 000 GI ont vécu sur place, à proximité de cet aéroport aujourd'hui surdimensionné par rapport à la taille de l'agglomération (74 000 habitants). C'est pour développer le fret - l'une des trois activités du site avec l'entraînement des pilotes et la maintenance aéronautique - que son nouveau directeur, Mark Bottemine, se rend donc à Pékin, voilà trois ans, par l'entremise d'un ami chinois. Son but ? " Ramener un 747 avec 100 tonnes de marchandises par semaine, se souvient-il. Nous sommes finalement revenus avec un projet politique du gouvernement central. "
En juin 2009, après deux années d'allers-retours et de tractations, un protocole d'accord est conclu en vue de la création d'une " zone de coopération économique ". Chez les signataires, d'un côté la région Centre (PS), le conseil général de l'Indre (UMP), la communauté d'agglomération castelroussine (UMP) et la chambre de commerce et d'industrie. De l'autre, la Fédération de l'industrie légère, un conglomérat regroupant plus d'un million d'entreprises chinoises.
La première étape réellement concrète de ce partenariat est pour bientôt, puisque les deux parties doivent se réunir avant l'été afin de choisir, à partir d'une présélection établie par Pékin, les " cinq ou six premières " sociétés qui viendront s'installer dans le Berry. A l'instar de celles qui suivront, ces entreprises seront, en principe, spécialisées dans le high-tech (téléphonie, informatique, électronique, etc.) et devraient créer de simples unités d'assemblage et de logistique à Châteauroux.
C'est là toute l'originalité du concept : fabriqués à faible coût en Chine, des sous-ensembles et des pièces détachées seront acheminés sur place afin d'y être assemblés par une main-d'oeuvre française; estampillés " made in Europe " - un label plus rassurant que le " made in China " - les produits finis pourront alors s'envoler pour le monde entier...
A entendre les défenseurs (français) du projet, cette future base industrielle exogène incarne un tournant dans la politique commerciale chinoise. Longtemps cantonné dans son rôle d'" atelier du monde ", l'empire du Milieu chercherait ainsi à répandre l'idée que " le commerce ne peut plus se faire à sens unique et qu'une partie des profits réalisés dans l'exportation doit être réinvestie dans les pays clients ", plaide le maire (UMP) de Châteauroux, Jean-François Mayet, à qui ce projet est arrivé sans avoir rien demandé au départ.
Pékin a surtout compris que sans SAV (service après-vente) ni coopération industrielle rapprochée avec l'Occident, ses produits pâtiraient éternellement d'une image de sous-qualité. D'où la volonté de créer des entreprises de toutes pièces loin de Chine.
Dans son dernier rapport, l'Agence française pour les investissements internationaux (Afii) souligne que les nouvelles implantations chinoises dans l'Hexagone - encore marginales en nombre - " ne se concentrent plus sur la création de bureaux commerciaux ", comme en témoigne la récente annonce par le géant Huawei (équipementier de télécommunication) de l'ouverture d'un " centre de recherche et de développement " en Ile-de-France.
A Châteauroux, le second exportateur mondial de biens a trouvé un terrain propice à cette nouvelle stratégie. Dotée d'une autoroute, l'A20, la ville a beau être située à plus de quatre heures de camion du Havre, d'où arriveront et repartiront les marchandises, " vu de Pékin, Châteauroux, c'est au bord de la mer ", comme le dit un connaisseur du dossier. Le faible coût du foncier et la garantie d'obtenir des aides financières et de défiscalisation ont en réalité beaucoup pesé. Tout comme le sentiment de... sécurité propre aux départements ruraux.
" Les Chinois ont regardé les statistiques de la délinquance locale avant de se décider ", s'étonne encore Gil Averous, le directeur de cabinet du maire. " Se faire accepter par la population locale est la chose la plus importante pour eux, souligne Mark Bottemine, le directeur de l'aéroport. Leur grande crainte est que leurs usines connaissent le même sort que le McDo de Millau. "
Un dernier élément aurait fait pencher la balance : la caserne de la Martinerie, que l'armée quittera fin 2011 dans le cadre de la réforme de la carte militaire. Quand ils en étaient locataires, les Américains avaient fait du site une ville miniature avec piscine, école, gymnase, salle de cinéma... La perspective de voir l'endroit se transformer en Chinatown à échelle réduite ne poserait pas problème si elle n'encourageait pas l'émergence d'un risque plus large dans l'opinion : voir tout le périmètre - entreprises comprises - devenir une enclave chinoise où le droit du travail européen ne serait que partiellement respecté.
Pur fantasme dû au manque d'informations ? Jean-François Mayet se veut rassurant : " Les Chinois vont créer des sociétés à statut juridique français. Il n'y aura pas d'îlot. Le site sera également ouvert aux entreprises françaises. " Il n'empêche : la prudence règne. " On sera vigilant. Les Chinois n'ont pas la même application du code du travail que nous. On le leur rappellera si besoin ", insiste-t-on dans l'entourage de Michel Mercier, le ministre de l'espace rural et de l'aménagement du territoire.
Où l'on s'interroge également beaucoup sur la nature des activités attendues : " S'il s'agit d'unités d'assemblage, ce ne sera pas rentable. Les Chinois devront également implanter des activités à forte valeur ajoutée. Il n'est pas question de voir se reproduire l'exemple de Philips à Dreux. " Une référence à la chaîne d'assemblage d'écrans plasma installée en Eure-et-Loir, frappée par deux plans sociaux en 2005 et 2008, avant l'annonce d'un projet de fermeture définitive.
Quant à la promesse de 4 000 emplois - dont 80 % de " recrutement locaux ", ainsi que le précise le protocole signé en 2009 -, beaucoup en doutent. " Je m'inscris en faux contre ces annonces, tempère Marie-Madeleine Mialot (PS), la vice-présidente de la région Centre, déléguée à l'économie et à l'emploi. Restons prudents. On arrivera à ce chiffre dans vingt ans peut-être. " Laquelle, par ailleurs, entend bien user de son droit de veto quand viendra l'heure de " choisir " les nouveaux arrivants : " Il ne faudrait pas que nous nous retrouvions avec des sociétés dont l'activité rentre directement en concurrence avec des entreprises de la région. "
Le seul à y croire vraiment est finalement Jean-François Mayet. Et pour cause : profitant de ses voyages à Pékin, le maire affirme avoir déjà réussi à convaincre une petite poignée d'entreprises chinoises de venir s'installer à Châteauroux, " en marge " du périmètre réservé à la zone de coopération économique. C'est notamment le cas du géant du meuble Jimei, qui implanterait un centre logistique de 130 000 m2 en bordure de l'autoroute, avec 400 emplois à la clé. Mais aucune date d'ouverture n'a été communiquée.
Reste enfin à connaître le ressenti de la population. Un vrai test, là aussi... Ancien berceau de la chemiserie, l'Indre a été saignée par la mondialisation. Dans les années 1960 et 1970, la confection comptait ici plus de 8 000 salariés. De nombreux villages possédaient alors des unités de production où travaillaient quelques dizaines de personnes. La concurrence internationale en matière de main-d'oeuvre a laissé exsangue le secteur.
Quelle réaction entraînera la construction de cette ruche venue d'Asie ? L'opération sera-t-elle vécue comme une provocation ou une délocalisation à l'envers ? " Et ne risque-t-on pas de voir se développer des activités de négoce, à l'image des grossistes chinois qui se sont installés à Aubervilliers ces dernières années et qui n'ont rien apporté à l'économie locale ? ", redoute Alexandre Pennazio, le secrétaire général du syndicat professionnel Centre habillement, basé à Châteauroux.
" Il est faux de dire que la Chine a saigné la petite industrie, estime de son côté Jean-François Mayet. Pour moi, la mondialisation est un problème au départ et une opportunité par la suite dans la mesure où elle oblige les Chinois à se donner une image vertueuse, ce qu'ils vont faire ici en créant des emplois dans un territoire qui en a perdu 2 000 en un an. "
Et l'élu d'espérer que les Chinois soient, à terme, aussi bien intégrés que le furent les Américains dans les années 1950 et 1960. Aujourd'hui idéalisée par une partie de la population, cette période avait pourtant commencé par des " Us go home ! " sur les murs de la ville. Rien de cela ici, pour l'instant. Seulement deux lettres anonymes " violentes " reçues par le maire, accusé de " brader " le Berry à la Chine.
Frédéric Potet
PHOTO - A l’occasion de la Foire de Châteauroux, en mai dernier, le maire de Châteauroux avait reçu une délégation chinoise.
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1 commentaires:
bonjour Frederic, dans la continuité de cet excellent article, le projet a t'il avancé ?
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