dimanche 23 mai 2010

LITTÉRATURE - Matteo Ricci, le sage venu de l'Occident - Vincent Cronin




Il y a 400 ans mourait celui qui voulut évangéliser, seul, l'empire du Milieu, en prônant une fusion des cultures plutôt que leur affrontement.

Le 11 mai 1610, il y a bientôt quatre siècles, s'éteignait à Pékin, à l'âge de 58 ans, un très étonnant personnage. Il ne fut pas seulement missionnaire, homme de culture et de foi. Ce fut plus encore un aventurier de l'esprit, pionnier de la rencontre des cultures, dont la trajectoire demeure mémorable et l'exemple vivace - même si l'on ne partage ni ses convictions ni ses projets. Né à Macerata, dans les Etats du Pape, en 1552, Matteo Ricci est devenu un symbole.

Il manifeste, dès sa jeunesse, une intelligence d'exception. Elle lui vaut de poursuivre les meilleures études dans l'Italie de la Renaissance finissante et de l'essor de la Contre-Réforme. Formé aux mathématiques par Christopher Clavius, jésuite allemand auteur notamment de Commentaires sur Euclide, devenu également bon connaisseur d'Aristote, le jeune homme appartient à la deuxième génération de la Compagnie de Jésus, où il entre à 19 ans. Son parcours, d'abord, n'a rien de singulier : Rome, le Portugal, l'Inde de Goa forment autant d'étapes d'un périple que bien d'autres ont parcouru en ce temps-là. La grande histoire de Matteo Ricci commence vraiment quand, à 30 ans, il débarque à Macao - sans rien savoir de la langue ni de la culture chinoises - avec un projet démesuré : évangéliser, seul, l'empire du Milieu.

Il mettra vingt ans pour aller de Macao à Pékin, apprenant à mesure les caractères, abandonnant son premier habit de bonze pour le costume des lettrés, découvrant qu'aucun terme chinois ne permet de traduire adéquatement le mot « Dieu », montrant les horloges qu'il a apportées d'Europe, stupéfiant ses hôtes par un tableau en perspective ou un prisme en verre de Venise. Anecdotes, car l'essentiel est ailleurs. Matteo Ricci incarne avant tout une attitude peu répandue : respect et pragmatisme. Avec lui, pour la première fois, un Occidental cultivé découvre une civilisation dont la force et la subtilité ne le cèdent en rien à la sienne, voire la surpassent sur bien des points. Et il le comprend, sans pour autant s'effacer.

La « querelle des rites chinois »

La force de Ricci, en l'occurrence, est d'avoir accepté de se siniser. Il s'habille comme les lettrés, les fréquente, compose paroles et musiques, qui deviennent vite populaires. Il juge compatibles morale confucéenne et christianisme, travaille à la fusion des cultures plutôt qu'à leur affrontement ou leur domination. C'est ce que rappelle avec vivacité la biographie du Britannique Vincent Cronin, traduite pour la première fois en 1957, aujourd'hui rééditée. Ce n'est certes pas l'ouvrage le plus savant ni le mieux documenté sur Matteo Ricci, qui a fait l'objet, au cours des dernières décennies, de nombreux travaux à travers le monde. Mais il se lit comme un roman, et fait partager l'extraordinaire aventure de cet homme s'immergeant en solitaire dans un océan culturel pratiquement inconnu, avec une intelligence et une probité rares.

Si le destin de Li Mateou - son nom chinois - ne cesse d'évoquer des questions contemporaines, c'est aussi parce qu'il a rencontré, de façon directe, le risque de perdre son identité de départ, de finir par ne plus savoir qui l'on est, à force de s'adapter et de s'intégrer. Devenant chinois, est-il encore jésuite ? La célèbre « querelle des rites chinois » soulevée par les pratiques de Matteo Ricci finira par répondre négativement à cette question. En 1704, un concile condamnera en effet sa tentative, faisant ainsi preuve d'une grande ignorance doublée d'une étroitesse d'esprit remarquable. Car ce pionnier fut aussi un passeur, transmettant des trésors d'un monde à l'autre. A la Chine, il fait notamment découvrir Euclide, et une mappemonde qui change la conception du monde. A l'Europe, il offre les premières traductions de Confucius et le premier dictionnaire chinois, et par son journal et ses lettres une multitude d'informations sur la géographie et les moeurs.

Les limites de cette aventure sont évidemment celles de son époque. Respectueux de la cohérence des autres, soucieux de ne pas européaniser le monde et de ne pas imposer la domination occidentale, Ricci n'en était pas moins convaincu que les religions autres étaient l'oeuvre du Diable et devaient à ce titre être combattues. Mais il avait choisi de le faire par le savoir et la discussion, qui supposent de s'acclimater à l'autre et d'en être transformé. Il mourut en attendant d'être reçu par l'empereur, qu'il projetait toujours de convertir. Ce quatrième centenaire de sa mort montre que sa mémoire reste vive. 2010, baptisée « Année Ricci », verra en mai, à l'Exposition universelle de Shanghaï, l'Institut Ricci (créé en 1973 par Claude Larre) présenter la version numérique, sur DVD, du Grand Dictionnaire Ricci de la langue chinoise, édité en 2001 en sept volumes. Le vieil hybride lettré revêt des habits numériques.

(Roger-Pol Droit / Le Monde des livres)

Matteo Ricci : Le sage venu de l'Occident - Ed. Albin Michel Traduit de l'anglais par Jane Fillion, Préface d'Elisabeth Rochat de la Vallée, Albin Michel, « Spiritualité », 376 p., 15 euros.

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