mercredi 19 mai 2010

Nouriel Roubini, le nouveau pronostic du "Dr Catastrophe"

L'Express, no. 3072 - économie, mercredi, 19 mai 2010, p. 70-72

Nouriel Roubini, l'économiste qui avait prédit, dans l'indifférence générale, la crise dessubprimes, est de retour avec un nouveau livre, écrit à quatre mains (Economie de crise, JC Lattès). Et de nouvelles prévisions. Presque aussi pessimistes que les précédentes, qu'il s'agisse de l'avenir de l'euro, des risques de nouvelle bulle ou des dettes d'Etat. Les analyses du professeur de l'Université de New York, surnommé "Dr. Doom", ne doivent certes pas être prises pour paroles d'évangile. Mais au moins convient-il, cette fois, de ne pas les balayer d'un revers de main avant même de les avoir lues. Les voici, en exclusivité dans L'Express.

Bien que l'économie mondiale ait entamé son rebond, les risques et les faiblesses qu'elle présente pourraient produire de nouvelles crises dans les années à venir.

Les formes prises par les redressements économiques reflètent leur vigueur et leur soutenabilité. Un redressement en forme de V est rapide et vigoureux ; un redressement en forme de U est lent et peu marqué ; et dans le cas d'un redressement en forme de W, l'économie se rétablit brièvement avant de plonger une nouvelle fois. Le scénario qui est actuellement le plus vraisemblable dans les économies avancées est celui d'un redressement en U caractérisé par une faible croissance pendant plusieurs années. [...] La récession actuelle est différente des précédentes. La crise récente est née d'un excès de dette et de levier d'endettement chez les ménages, dans le système financier et dans les entreprises. La récession n'a pas été provoquée par un resserrement monétaire : ce fut une "récession bilancielle" due à une accumulation vertigineuse de dette. Les travaux récents de Carmen Reinhart et de Kenneth Rogoff ont montré qu'une récession bilancielle pouvait conduire à un redressement peu marqué en raison du désendettement simultané de tous les secteurs de l'économie. Cela prendra un moment. [...]

Durant la dernière décennie, les Etats-Unis - ainsi que des pays comme le Royaume-Uni, l'Irlande, l'Islande, l'Espagne, Dubai, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les pays Baltes et d'autres pays d'Europe centrale - servirent de moteur à la consommation mondiale : ils dépensèrent davantage que leur revenu ne les y autorisait et présentèrent des déficits de la balance des paiements courants. A l'opposé, la Chine, les pays émergents d'Asie, la plus grande partie de l'Amérique latine, le Japon, l'Allemagne et quelques autres économies de la zone euro ne dépensèrent pas la totalité de leur revenu et dégagèrent des excédents de paiements courants. Le premier groupe de pays fait des économies en épargnant davantage et en important moins, mais le second groupe n'épargne pas moins et ne consomme pas davantage. Cela implique une diminution nette de la demande mondiale de biens. Comme le monde souffre déjà d'un excès de capacités productives, le redressement de la demande mondiale agrégée ne pourra être que faible. [...]

Sous l'effet [des plans de relance et de la reconstitution des stocks des entreprises], la croissance [aux Etats-Unis] pourrait atteindre 3 % ou plus pendant la première moitié de l'année 2010. [...] Mais la croissance perdra de sa vigueur au second semestre, quand les effets de ces facteurs s'estomperont : elle fléchira jusqu'au moment où l'indispensable hausse de l'épargne et le désendettement du secteur privé comme du secteur public auront eu lieu. Les perspectives de moyen terme de la zone euro et du Japon pourraient être pires encore que celles des Etats-Unis.

L'Europe en danger

[...] L'Union monétaire européenne pourrait se disloquer si [ses] divergences économiques persistaient et s'approfondissaient. [...] Aucune union monétaire n'a jamais survécu en l'absence d'union budgétaire et politique. [...] La Californie et beaucoup d'autres Etats des Etats-Unis sont confrontés à des crises budgétaires, mais une forte tradition de fédéralisme ainsi que des dispositions du code des faillites permettent de traiter certains de ces problèmes locaux au niveau national. Le fonctionnement de la zone euro n'autorise pas un tel partage du fardeau. Une dissolution de l'Union monétaire européenne pourrait même conduire à la destruction partielle de l'Union européenne. Tout Etat membre qui quitte l'union monétaire et fait défaut sur des dettes détenues par d'autres Etats membres peut être expulsé de l'Union européenne. Alors qu'il était inconcevable voilà quelques années, un tel destin fait figure de réelle possibilité à Athènes, Rome, Madrid et Lisbonne. Des années de divergence économique ainsi que l'érosion de la compétitivité de ces pays ont rendu cette issue plus probable qu'elle ne l'a jamais été.

Une nouvelle bulle ?

Certains actifs risqués ont repris des couleurs depuis mars 2009. Les marchés boursiers ont rebondi aux Etats-Unis ; les prix de l'énergie et des matières premières ont commencé à remonter ; les actions, les obligations et les devises des marchés émergents ont fait l'objet d'un regain d'intérêt. En retrouvant leur appétit pour le risque, les investisseurs se sont éloignés des obligations de l'Etat américain et du dollar, ce qui a poussé les rendements des obligations vers le haut et la valeur du dollar vers le bas.

Bien que le redressement des prix des actifs soit partiellement lié à de meilleurs fondamentaux économiques et financiers, ils ont grimpé trop haut et trop tôt. Pourquoi ? La raison la plus évidente est que les banques centrales des économies avancées ont mis en oeuvre des politiques de taux d'intérêt très faibles et d'assouplissement quantitatif afin de créer un "mur de liquidité" qui a permis de surmonter le "mur d'inquiétude" que la crise avait laissé derrière elle. Cela a encouragé un retour massif aux actifs risqués.

Quelque chose d'autre nourrit la formation de cette bulle d'actifs : le carry trade sur le dollar. Le carry tradeconsiste pour les investisseurs à emprunter dans une monnaie et à investir les sommes empruntées en des endroits où elles produiront des rendements plus élevés. Grâce à l'existence de taux d'intérêt proches de zéro aux Etats-Unis, les investisseurs peuvent emprunter des dollars et les placer sous forme d'actifs risqués un peu partout dans le monde. Comme les prix de ces actifs montent, les investisseurs réalisent un joli profit qu'ils peuvent utiliser pour rembourser leurs emprunts en dollar [...]. Cela signifie en pratique que les investisseurs n'empruntent pas à taux zéro, mais à des taux négatifs variant entre -10 et -20 %, selon le degré de dépréciation du dollar. Il est assez aisé de faire un profit dans ces conditions : de 50 à 70 % depuis mars 2009. [...] Le carry tradefinira par s'essouffler. Lorsque cela se produira, le coût lié au fait d'emprunter en dollars ne sera plus négatif mais simplement proche de zéro. C'est une mauvaise nouvelle pour tous ceux qui ont parié que le dollar poursuivrait son déclin - et cela contraindra les investisseurs à battre en retraite et à couvrir leurs positions. La bulle éclatera alors. Cela pourrait ne pas se produire tout de suite. Le mur de liquidité et la réduction de la volatilité des marchés due aux politiques de la Réserve fédérale peuvent durer encore un peu. Mais cela signifie que la bulle d'actifs ne fera que croître, ce qui ouvrira la voie à une crise grave.

Des risques de tensions politiques exacerbées

[...] Lors des années récentes, les économies des marchés émergents ont mis de l'ordre dans leurs finances - si l'on excepte quelques pays d'Europe centrale et orientale. La menace du défaut de paiement plane désormais sur les économies avancées. [...] Les Etats-Unis sont devenus les principaux débiteurs du globe avec plus de 3 000 milliards de dollars de dette due au reste du monde. Le déficit de sa balance des paiements courants - 400 milliards de dollars par an - est devenu légendaire. Puisque ses créanciers répugnent de plus en plus à détenir de la dette à long terme, les Etats-Unis devront emprunter à plus brève échéance afin de financer leurs différents déficits. Cela les rend très vulnérables à une crise du type de celles qui frappèrent les marchés émergents dans les années 1990, accompagnée dans leur cas d'une chute soudaine du dollar.

Les Chinois et d'autres créanciers des Etats-Unis - la Russie, le Japon, le Brésil et les pays exportateurs du Golfe - n'accepteraient pas de subir de telles pertes sur leurs actifs en dollar. En convaincre la Chine exigerait de déplaisantes négociations. La Chine pourrait réclamer des compensations aux Etats-Unis, par exemple l'abandon de la défense de Taïwan. De tels compromis sont possibles dans un monde où de grandes puissances, présentant des déséquilibres opposés, [...] rivalisent pour le leadership géopolitique. [Mais] si les tensions politiques devaient s'exacerber et si les Etats-Unis entreprenaient de déprécier leur monnaie, la Chine pourrait se montrer moins coopérative même si ses intérêts devaient en souffrir à court terme. Ce résultat est peut-être aussi improbable que l'usage des armes nucléaires à l'apogée de la guerre froide, mais il n'est pas invraisemblable.

La mondialisation et ses mécontents

[...] La mondialisation pourrait finalement provoquer des crises bien plus fréquentes et virulentes. La vitesse à laquelle le capital financier et les capitaux spéculatifs peuvent entrer et sortir d'économies ou de marchés particuliers a accru la volatilité des prix des actifs et la virulence des crises financières. Mais alors que la finance est devenue mondiale, sa régulation demeure une affaire nationale. Tout cela augmente la probabilité de crises futures susceptibles de prendre une dimension mondiale. La crise récente a ouvert une ère de "Grande Instabilité" plutôt que de "Grande Modération". La formation et l'explosion de bulles d'actifs pourraient se succéder à un rythme plus rapide ; les crises de dimension mondiale pourraient quant à elles se produire plus souvent qu'une ou deux fois par siècle. [...] Alors que s'éloignait la pire crise financière depuis la Grande Dépression, les responsables publics et les experts ont été nombreux à faire remarquer qu'"il est terrible de gâcher une crise". C'est vrai. Nous planterons les germes d'une crise plus destructrice encore si nous négligeons cette occasion de mettre en oeuvre les réformes nécessaires.

Benjamin Masse-Stamberger

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