Les attaques meurtrières contre des enfants d'écoles maternelles et les vagues de suicides provoquent un mouvement de doute sur les traumatismes causés par la frénésie du développement économique.
Une étrange et meurtrière épidémie rampe insidieusement dans les provinces chinoises. Une « maladie infectieuse socio-psychologique », selon les mots du professeur Zhou Xiaozheng, de la prestigieuse Université du peuple de Pékin. Ce mal, « qui se manifeste par un désir de se venger de la société », serait à l'origine de la folle vague d'attaques qui a frappé depuis quelques semaines les écoles chinoises, maternelles ou primaires, laissant dans son sanglant sillage plus de quinze morts et des dizaines de blessés. Cinq attaques au moins, perpétrées du nord au sud du pays.
La psychose, bien sûr, s'installe. Ici, on annonce que les écoles de Pékin ont recruté des milliers de gardes de sécurité pour veiller sur des lieux où l'innocence devrait résider sans autre voisinage. Là, que des maternelles se dotent de sprays au poivre, de filets, de gants résistant aux lames de couteau. Au journal télévisé, on montre des cours d'autodéfense dispensés dans des écoles de la province du Jiangsu. Vendredi, le ministère de la Sécurité publique a ordonné à la police de tirer à vue et « sans merci » sur tout individu menaçant des petites têtes brunes.
Au-delà de cette émotion née de l'horreur absolue, on essaie de comprendre. Et dans la presse comme sur Internet se développe un mouvement, sans équivalent depuis bien longtemps, d'interrogations sur le chemin qu'emprunte la société chinoise. Comme si l'absurdité de ces petites morts innocentes libérait la parole. Et la remise en question va très loin, glissant inévitablement du terrain social au champ politique, de l'interrogation sur le modèle de société à ceux qui en édictent les règles, dans un pays où le Parti décide tout pour tous. Pour un régime qui a fait son credo de la « société harmonieuse », ces massacres ordinaires sont fâcheux. Afin d'endiguer la menace, la justice est d'ailleurs allée vite. Deux des meurtriers ont déjà été condamnés à mort, et l'un d'eux exécuté. Le premier ministre chinois n'a pas éludé le sujet. Lors d'un entretien sur la chaîne de Hongkong PhoenixTV, vendredi, Wen Jiabao a reconnu qu'il fallait s'attaquer aux « vraies et profondes racines du problème », soit « les tensions sociales et la résolution des conflits ».
Au-delà des frontières de l'horreur
Sociologues, psychologues, « blogueurs influents » et même hauts dirigeants chinois, donc, sont tous d'accord. Le terreau de cette folie est bien les traumatismes psychologiques et collectifs d'une population bousculée par la frénésie du développement économique et social. Un rythme fou, générateur de stress et d'angoisse. « Un train de changements n'a même pas fini de passer qu'il faut déjà sauter dans un autre, qui circule à plus vive allure encore sur la voie d'à côté, explique Wang Hai, un jeune étudiant pékinois. Certains sont complètement déboussolés. Et ceux qui n'ont pu monter dans un wagon sont perdus. » Dans ce tourbillon, les liens sociaux traditionnels sont souvent disloqués. Spécialiste de la sacro-sainte « stabilité sociale » à l'Académie des sciences sociales, Yu Jianrong met en cause l'impressionnant « creusement des inégalités » et le « peu d'empathie d'une société toute tournée vers la croissance pour les laissés-pour-compte ».
Il y a, toutes les semaines en Chine, des actes de « terrorisme individuel ». Une voiture qui fonce dans la foule, des coups de couteau ou un engin explosif artisanal. À chaque fois, un désespéré qui veut se venger d'un promoteur, d'un fonctionnaire, d'un policier. La plus retentissante des affaires récentes est le cas de Yang Jia, qui, en juillet 2008, a tué six policiers à l'arme blanche dans un commissariat de Shanghaï, pour se venger d'une injustice. Il est devenu un héros sur le Net, signe de l'exaspération de la population contre les abus des cadres locaux et de la police. Mais aujourd'hui, on a franchi toutes les frontières de l'horreur. On s'en prend à ce que toute famille a de plus cher, cet enfant - souvent unique - pour lequel ici plus encore qu'ailleurs on sacrifie tout. « Ces enfants symbolisent ce culte de la réussite matérielle, c'est peut-être pour cela que l'on s'attaque à eux, explique Yan Li, engagée dans l'aide aux migrants, et puis, poignarder un fonctionnaire, ça n'émeut pas tout le pays. Là, ces désespérés sont assurés de donner un retentissement énorme à leur geste. »
On scrute le profil des assassins des écoles. La presse les décrit tous comme des hommes frustrés et meurtris, dans leur vie professionnelle ou affective. Pas forcément des « ratés », d'ailleurs. Le possédé de la première attaque, qui avait fait huit morts le 23 mars dans le Fujian, était un ancien médecin. Et celui qui a blessé au couteau une quinzaine d'enfants dans le Guangdong le 28 avril était un ex-professeur. À chaque fois, une sauvagerie inouïe. Comme dans la dernière attaque du Shaanxi où une voisine, Zhen Xiulan, parle d'énormes plaies ouvertes dans le crâne de ces bambins de 3 ans tandis que l'institutrice était quasiment décapitée. Comme si l'absurdité du geste rendait nécessaire un paroxysme de violence pour être commis. Zhen Xiulan et d'autres voisins décrivent l'assassin de huit enfants comme un homme sans histoires, calme et honnête. On a appris depuis qu'il était dépressif et avait fait deux tentatives de suicide. Dans la presse, on déplore la faible prise en charge des troubles psychologiques. Selon une récente étude publiée dans le journal britannique The Lancet, moins de 10 % des quelque 173 millions de Chinois souffrant d'une maladie mentale ont bénéficié d'une assistance professionnelle l'an dernier.
Un suicide toutes les deux minutes
L'autre stigmate de ces tensions, c'est la violence que les individus retournent contre eux-mêmes. On estime qu'il y a en Chine entre 250 000 et 300 000 suicides réussis par an, soit un toutes les deux minutes. Ces jours-ci, on parle beaucoup de la vague de suicides - huit depuis le début de l'année - qui touche Foxconn, une entreprise emblématique puisqu'elle assemble pour Apple les iPhone. Le China Labour Bulletin de Hongkong estime que ces drames mettent en valeur « les pressions subies par les jeunes ouvriers en Chine, au rythme éprouvant et coupés de leurs familles ». En désespoir de cause, l'entreprise taïwanaise vient de faire appel à une escouade de moines éminents du mont Wutai, l'une des quatre grandes montagnes bouddhistes en Chine. Non « pour sacrifier à une superstition féodale », mais aider à « éliminer les tensions ». De fait, on assiste aujourd'hui en Chine à un mouvement vers les différents cultes religieux, où la quête de sens et la recherche d'un cadre apaisant les conflits ont leur part d'explication. Que ce soit vers le bouddhisme et le taoïsme, ou vers la religion chrétienne avec notamment une forte poussée des Églises protestantes.
Là où le discours volontariste des dirigeants communistes trouve ses limites, c'est que la faiblesse de la société civile - entretenue par un Parti jaloux de son contrôle - est l'une des raisons de cette pression accumulée et qui explose sauvagement. Un journal de la province du Henan note ainsi qu'un peu partout dans le monde, les ONG jouent un rôle majeur pour venir en aide aux personnes fragiles. Or, elles sont très marginalisées en Chine. Et l'annonce du départ de Wan Yanbai pour les États-Unis, la semaine dernière, pour cause d'insupportable harcèlement policier, n'est pas un bon signal. Engagé dans la lutte contre le sida, il était un acteur pionnier clé de ce secteur des ONG. Un éditorial du South China Morning Post déplore aussi les pressions qui s'accentuent sur les avocats, en avertissant que l'absence de recours légaux pousse les citoyens vers les extrêmes. « Ces drames marquent l'échec de la société harmonieuse, affirme Hu Xingdou, professeur au Beijing Institute of Technology. Il n'y a aucune vraie justice équitable. On a amélioré les conditions de vie mais pas les droits civils, au contraire. Les couches défavorisées de la société le vivent de plus en plus mal, et la colère et la vengeance explosent. »
Rendez-vous raté
Sociologue reconnu de l'université Tsinghua, le professeur Sun Liping a publié sur son blog un article au titre éloquent : « La société chinoise accélère vers sa déroute ». Il se demande si la Chine ne s'est pas focalisée sur de « faux problèmes ». Selon lui, plus que « l'agitation sociale », continuellement stigmatisée, la vraie menace est la « défaite sociale », soit une désintégration interne de la société. « Ces dix dernières années, on a passé son temps à surestimer les risques d'instabilité et répété sans cesse que tout devait être sacrifié au maintien de la stabilité, écrit-il. Du coup, beaucoup de choses qui auraient dû être faites ne l'ont pas été. » Il dénonce une société qui n'est plus gouvernée que par des « groupes d'intérêts », avec une impunité totale faute de contre-pouvoirs et de liberté d'expression. Un « capitalisme de copinage », où la morale et l'éthique professionnelle sont en faillite.
Selon lui, le 30e anniversaire des réformes aurait pu être l'occasion de lancer une réflexion profonde sur le modèle de développement social. Le rendez-vous a été raté. Certains remontent plus loin, aux horreurs de la Révolution culturelle ou au drame de Tiananmen. C'est le cas de Bao Tong, l'ancien bras droit de Zhao Ziyang, le patron du PC avant les événements de 1989, qui estime qu'il faudra « laver totalement ces plaies pour que le concept de société harmonieuse ne soit pas un vain mot ». Le vieil homme pense qu'il y a dans l'inconscient collectif des peuples, comme dans celui des individus, des blessures qui peuvent peser sur des générations entières, si les processus de guérison intérieure ne sont pas faits.
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